sábado, 24 de noviembre de 2007

Jean Oury - Introduction au pragmatisme en psychiatrie

Introduction au pragmatisme en psychiatrie
Jean Oury

Jean Oury fait un séminaire mensuel à Sainte-Anne, à Paris, depuis 1980. Chaque année, il traite un nouveau sujet. Cette année-là, 1995-1996, il s’agissait de « Pragmatisme et psychiatrie ». Il connaît bien Peirce. Quand on lit dans l’introduction française au DSM-III [1], le manuel de psychiatrie « scientifique » : « L’athéorisme du DSM-III apparaît […] comme l’expression majeure de la philosophie pragmatique » [2], en référence nommément à Peirce, on doit se réjouir de voir un des grands psychiatres actuels recentrer le pragmatisme sur l’abduction, comme le concevait l’inventeur de ces deux concepts, et mettre en pièces les prétentions à se réclamer de ce dernier pour mener une opération au fond marchande, soutenue par les labos pharmaceutiques, une opération d’écrasement de l’histoire et, à terme, de la réalité même de la psychiatrie.

Le texte qui suit est l’introduction d’une année entière : elle ne pourrait elle-même être introduite que par l’ensemble des séminaires précédents et conclue que par la suite des séminaires qui furent donnés. Aussi avons-nous choisi de laisser ce texte tel quel, dans son ton parlé, improvisé. Nous pensons qu’il présente très concrètement la question du pragmatisme et que chacun pourra y retrouver le fil de ce numéro : poésie et clinique.

Michel Balat
Résumé

Dans cette introduction au pragmatisme en psychiatrie, c’est du pragmatisme de Peirce qu’il s’agit, celui que ce dernier définit comme la « logique de l’abduction », et de la psychiatrie en continuelle construction, celle dont un autre nom est la « psychothérapie institutionnelle ». Autour des problèmes concrets de la clinique de La Borde dont il est le médecin-directeur, l’auteur nous présente différentes conceptions permettant d’approcher le pragmatisme, le « pragmaticisme », comme « l’arrière-pays », la « décision », la « justification ».
Abstract

This introduction to pragmatism in psychiatry deals with Peirce’s pragmatism, that he defines as the “ logic of abduction ”, and with psychiatry in continuous construction, also known as “ institutional psychotherapy ”. From the concrete problems of the clinique La Borde, of which he is the Director, the author suggests different conceptions to help approach pragmatism, or “ pragmaticism ”, namely the “ hinterland ”, the “ decision ”, the “ justification ”.
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Pourquoi je n’avais pas donné de titre ? L’année dernière, on avait hésité. J’ai dit que j’avais honte de donner un titre, avec tout ce qui se passe dans cette sorte de mascarade et de destruction de la psychiatrie. C’était un jour d’été. Parler comme si de rien n’était ? « Logiques institutionnelles et stratégie analytique », c’était le titre de l’année dernière... Alors est arrivé, d’une façon sournoise, un titre que je dois assumer, difficilement : « Pragmatisme et psychiatrie ». Une fois pris au piège de ce titre, j’espère qu’on va pouvoir en parler et que vous m’aiderez.
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D’où vient ce titre-là ? Ce n’est pas uniquement par souvenir littéraire. Ça fait très longtemps que je pense au mot « pragmatisme » sans trop savoir ce que c’est. Mais je me suis dit que c’est la suite de « Logiques institutionnelles et stratégie analytique ». Ce pragmatisme, ce n’est pas le « pragmatique ».
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J’y pensais donc depuis longtemps. Peut-être pour essayer de spécifier le champ dans lequel on est engagé, pour regrouper ce qui était « apparu » à la suite de rencontres un peu inattendues, comme cette notion de « sous-jacence » que j’avais développée déjà en 1958. Puis est arrivée, il y a quelques années – ça me semblait plus poétique et ça complétait la sous-jacence, l’humus, « l’horticulture institutionnelle ! » – la notion « d’arrière-pays ». C’était pour essayer de définir, d’une façon plus précise, ce avec quoi on travaille dans le champ « psychiatrique ». Ce raisonnement pourrait s’appliquer à d’autres domaines aussi artificiels que la psychiatrie, comme la « pédagogie » par exemple, la vraie. Est-ce que, quand on rencontre quelqu’un, ce n’est pas quelque chose qui va être mis en résonance, repéré plus ou moins inconsciemment par l’autre ? Il y a de la « connivence », des harmoniques. Tous ces termes ont été développés précédemment.
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À quel niveau peut-on situer « l’arrière-pays » ? Par exemple, « étant petit... » ; ça peut avoir une certaine valeur, quand on dit « étant petit »... On travaille toujours avec ça, des choses qui ont été plus ou moins résolues. Je vais vous donner un tout petit exemple. Étant petit, quand j’avais quatre ans – c’était dans la banlieue de Paris –, j’allais à l’école maternelle, et je devais être le chouchou de la directrice. J’allais à l’école parce qu’il fallait aller à l’école. Un jour – ça devait être au mois de mai –, il faisait un temps magnifique, un ciel extraordinaire. Et l’après-midi, au moment de retourner à l’école, j’ai dit « non ». Tout le monde a été surpris, moi qui étais sage comme une image. Ça a été terrible, c’était un « non » absolu. On m’a demandé : « Mais pourquoi tu ne veux pas aller à l’école ? ». J’ai dit : « Parce qu’il fait beau ! »... C’est un arrière-pays, ça. J’ai le souvenir que j’ai dit « non » parce qu’il y avait un ciel bleu, magnifique : il faisait beau, et ça me semblait absurde d’aller m’enfermer à l’école.
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J’ai plein de petits bouts d’arrière-pays que j’ai déjà racontés. D’abord, l’arrière-pays avec les copains d’enfance. C’était une banlieue près de la zone, très cosmopolite : il y avait des Italiens, des Maghrébins, des Polonais, des Espagnols... Cela donnait un climat particulier. Il peut se faire que c’est ça qui reste, que je le veuille ou non. Et quand je rencontre quelqu’un, il y a peut-être un peu de cet arrière-pays qui est là ; et ça se repère. Même des gens complètement dissociés, il y a un petit bout d’eux-mêmes qui dit : « Ah, je m’y reconnais ! ». Alors, est-ce que c’est de l’ordre du transfert ? C’est de l’ordre de la résonance d’arrière-pays. Est-ce que c’est une « expérience » ? C’est quelque chose qui a eu lieu, certainement. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça a dû s’inscrire un peu. La preuve, c’est encore là, que j’en parle, et peut-être que ça joue, même ici.
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Vous vous souvenez peut-être que je vous avais dit que l’arrière-pays de Camus n’était pas le même que celui de Sartre. C’est peut-être pour ça qu’ils se sont chicanés au point de vue idéologique. Je ne reviens pas là-dessus. De même, l’arrière-pays de Georges Perec, Ménilmontant, c’est très différent de l’arrière-pays de Jacques Schotte. Je connais Jacques Schotte depuis quarante ans... L’arrière-pays de Jacques Schotte n’a certainement rien à voir avec l’arrière-pays de Georges Perec. Il fonctionne avec ça, Jacques Schotte, avec son arrière-pays. Bien sûr, on est condamné à être constamment dans son arrière-pays ; il faut marcher un peu tout de même, il ne faut pas y rester. Sinon, ce serait une fixation infantile, névrotique ou autre.
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Il y a encore autre chose que j’ai déjà évoqué pour situer ce avec quoi on travaille. Je me souviens que quand j’avais onze ans, j’étais dans la cour de l’école, à la « récré » ; tout le monde braille, court, c’est épouvantable ! Ça criaille de partout, ça s’entend de très loin suivant la direction du vent. Et après la récré, on rentre en classe. Les instituteurs avaient tous une blouse grise (les élèves avaient une blouse noire) et un sifflet à roulettes, comme les flics. Et ils sifflaient et il fallait se mettre tous en rang et marquer le pas. Et là, je me suis un peu arrêté, une minute, méditatif. J’avais onze ans. On peut être méditatif à onze ans. Et puis j’ai regardé ça d’un oeil neuf ; j’ai regardé les instituteurs, j’ai entendu le sifflet à roulettes, et je me suis dit : « Je fais le voeu de n’être jamais aussi con que ces types-là ». Ça, ça fait partie de mon arrière-pays. Je ne sais pas si je suis aussi con ou pas, ça c’est un détail, mais je retiens cette sorte de mise à distance méditative.
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Ensuite, il y a toute l’histoire de St Alban, Saumery, La Borde, et puis ça continue. Il y a quelque chose qui se dépose, là. On appelle ça « expérience vécue » ; ça sent les bonbons roses car c’est bien plus compliqué que ça. Il est certain qu’il y a tout ça qui est toujours là. On peut dire qu’on est pétri de choses comme ça. Quelle est votre formation ? Je n’en sais rien ! Si on me disait : « Quelle est votre compétence ? » (au sens linguistico-sémantique du terme : compétence, performance...), je dirais que ma compétence, c’est d’avoir, à quatre ans, dit ça, à onze ans, dit ça. Après, La Borde, etc., j’en passe. C’est ça ma compétence. Est-ce que je peux exploiter ça ?
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Je vais vous donner un tout petit exemple concret, récent et éternel. Tous les vendredis, à La Borde, depuis plus de quarante ans, de quatre heures à cinq heures, l’après-midi, il y a une réunion du « comité d’accueil » (qui réunit plusieurs personnes. C’est resté un terme un petit peu vieillot. C’est une sorte d’assemblée générale, où on parle des activités, de ce qui s’est fait, de ce qui ne marche pas, avec le maximum de gens qui veulent bien venir, c’est-à-dire une majorité de ce qu’on appelle des « pensionnaires » ou des « malades », et quelques gens du « personnel », comme on dit). Je disais donc vendredi : « Et le bar ? »... (Le bar est situé au rez-de-chaussée qui est un lieu de passage, de rencontres. Et il y a un bar où on vend des boissons, du tabac, etc.). « Comment marche le bar ? ». Il faut dire qu’il y a eu des travaux de réfection. On avait déplacé les placards du bar et il fallait les mettre ailleurs. Je m’excuse, je rentre un peu dans le détail, vous verrez pourquoi. « Et le bar ? ». Je savais qu’il y avait un de ces foutoirs ! Personne ne répondait grand chose. Il n’y avait plus de comité bar, il n’y avait plus de programme d’emploi du temps, de prise en charge collective. Ça reposait sur un seul type, et en fin de compte, il y avait de la fauche, comme d’habitude. Ça ne marchait vraiment pas. Et j’ai dit : « Mais le bar, il est au rez-de-chaussée ! ». Alors, on a parlé du rez-de-chaussée.
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Le rez-de-chaussée, c’est une question énorme... Depuis des années et des années, il y a une sorte de guerre, là, pour investir le rez-de-chaussée, pour qu’il soit un petit peu habitable, un peu vivant, qu’il y ait des ateliers, etc. Depuis quelques semaines, on sentait que ça s’étiolait, que ça avait une tendance à redevenir une sorte de lieu de va-et-vient asilaire, de long en large. Le lundi, on a fait une réunion des gens que ça intéressait de faire un comité rez-de-chaussée, et ça prend, ça y est ; sauf que lundi, de quatre à cinq, j’y suis allé, comme d’habitude, et il n’y avait personne. Alors, si on est parano, on se dit : « Ça y est, ils ont cru que c’était une fantaisie de ma part, mais il va oublier, donc on n’y vient pas ». Mais j’applique la « règle de l’autobus », la règle de Tosquelles : il y a la réunion de quatre à cinq ; même s’il n’y a personne, j’emmène mes livres, je lis, je ferai la réunion tout seul ; comme un conducteur d’autobus, même s’il est vide : on ne va tout de même pas supprimer la ligne pour autant. C’est ce que disait Tosquelles, à juste titre. Or, cette réunion, avec toujours ces bons arguments d’absence... Mais le vendredi qui précédait, on en avait parlé.
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« Le rez-de-chaussée, ça marche ? ». Grande découverte : « Mais le bar, c’est au rez-de-chaussée ! ». Ça semble idiot de dire ça, c’est un pléonasme. Il faut dire que le bar, c’était vécu comme n’étant pas au rez-de-chaussée. Alors j’ai dit : « Il faut refaire le comité bar ». Il n’y a pas que moi qui ai dit ça. J’ai amplifié simplement. Mais dans le comité bar, il faut qu’il y ait des gens du rez-de-chaussée. Pourquoi ? Parce que le rez-de-chaussée, c’est le bar ; avec des souvenirs, dans la sous-jacence, qu’il y avait eu il y a très longtemps, mais ça s’est renouvelé, des petits groupes qui s’occupaient d’un certain secteur au rez-de-chaussée. C’était très propre...
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Quand même, vraiment, j’ai de mauvais souvenirs, en particulier au moment des « régénérés » (au sens de Kierkegaard) de 1968, ceux qui avaient une idéologie « progressiste ». Les gens n’ont jamais été aussi dégueulasses. Ils n’avaient jamais eu un minimum d’imagination pour animer le rez-de-chaussée. Et quand ils bouffaient, ils nettoyaient juste le lieu de leur groupe. Il y avait de la bidoche par terre. Ils mangeaient avec les mains. Et là, ça remettait ça. Alors, j’ai dit : le bar souffre de la maladie occidentale, la maladie de la petite propriété. On a beau être progressiste ou pas, on y tient.
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D’ailleurs, j’avais constaté depuis toujours que parmi des gens très évolués... J’en connais actuellement qui ont des procès de voisinage dans leur petite propriété parce qu’il y a une barrière, etc. Il y a des procès à n’en pas finir. Pourtant, ce sont des types très calés, psychanalysés, et tout ce qu’on voudra ! Ils ont des procès de propriété. On sait bien que le « moi », c’est une concrétion millénaire d’appartenance à la petite propriété. Vous savez que le moi occidental n’est pas le même que le moi vietnamien ou le moi africain ! Donc, la petite propriété, ça doit être très profond. C’est même en deçà, en dessous de la sous-jacence, ça doit être aussi profond que le pétrole. Il y avait donc des réactions moïques. Mais je ne veux pas faire ce discours-là au comité d’accueil, et je redis : « Vous savez que le bar, il est au rez-de-chaussée ». Alors si je le dis comme ça, c’est comme on dit « Le petit chat est mort », de cinquante façons différentes. Ça peut être comme le dit Austin, marquer la différence entre le « constatif » et le « performatif ». On va revenir là-dessus.
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Je peux donc dire, en variant le ton : « Le bar est au rez-de-chaussée ». Mais si dans le contexte que je viens de situer, de la réunion du rez-de-chaussée, de bien d’autres réunions, et de l’histoire (parce que le contexte est aussi bien dans l’histoire, avec, comme le dit Horace Torrubia, qu’il ne faut pas que j’oublie « les connaissances collatérales » qu’on peut en avoir), si je dis : « Le bar est au rez-de-chaussée », c’est très différent. On passe du constatif au performatif (« Quand dire, c’est faire »). Le performatif, c’est quand on dit et que ça sert à quelque chose. Tandis que le constatif, on ne fait en première approximation que constater. C’est très intéressant d’user des différentes variétés de performatif. Quand on a dit : « Le bar est au rez-de-chaussée », il en est résulté qu’il y a eu un comité « bar-rez-de-chaussée », quelques jours après. Et pourtant, je n’avais pas dit : « Il faut faire un comité ». Il faut simplement souligner d’une façon non pas impérative mais performative ; mais à condition qu’il y ait de la connaissance collatérale, c’est-à-dire des gens qui savent de quoi on parle. Mais en plus, il y avait un courant « On va remettre le bar... ». Quelqu’un a dit : « Pour les boissons, ça serait peut-être aussi bien de mettre un distributeur ». Là, il y a eu une réaction générale. Alors, j’ai dit : « Comme les distributeurs dans “ Navarro ” qui ne marchent jamais ! ». D’autres ont dit : « Ça éviterait la fauche ». Est-ce que c’est évident ? Parce qu’ils partiraient peut-être avec le distributeur entier !...
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Un distributeur !... C’est une déviation idéologique complète, de mettre un distributeur. Parce que ce qui compte, ce n’est pas le bar en soi, mais le bar en tant qu’instrument de psychothérapie. Le psychothérapeute, c’est le bar. C’est simplement pour permettre à des types qui sont complètement paumés (à condition que le comité bar fonctionne, qu’il y ait toute une liste de gens qui soient responsables de telle heure à telle heure), de rencontrer d’autres types en disant : « Qu’est-ce que tu veux ? ». Et puis il y a de la fauche : qui a fauché ? Ça entretient l’amitié !
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Alors, s’il y a un distributeur, toute cette dimension psychothérapique va disparaître. On m’a dit : « Mais si, il y aura un responsable du distributeur ». Je leur ai dit : « Foutez-moi la paix avec le distributeur ! ». Donc, ça a été rayé. Du fait qu’il n’y avait pas de comité bar ; j’ai entendu dire par des gens du « personnel » : « On va s’occuper du ravitaillement »... Mais c’est au club de le faire. Les malades ne sont pas interdits, ils sont responsables, ils sont plus malins, souvent, pour aller discuter les prix, pour alimenter les stocks. Donc, il y avait là une déviation dangereuse : distributeur, irresponsabilité, etc. Il faudrait développer ça bien plus. C’est simplement une indication. Qu’est-ce qui me permet de dire que c’est important qu’au bar, il n’y ait pas de distributeur ? Et que le rez-de-chaussée s’occupe également du bar ? On peut très bien me répondre : « Mais enfin, ce n’est pas évident ! ». Par exemple, dans beaucoup d’hôpitaux, les cafétérias ne sont pas tenues par les malades ; c’est un infirmier détaché qui est responsable, et, en fin de compte, il n’y a pas d’histoires ; il y a peut-être moins de vol, je n’en sais rien...
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Pourquoi ce parti-pris ? C’est la question que je pose. Ça, c’est un tout petit exemple mais il y en a plein. Dans l’organisation même de la vie collective, quotidienne, il y a des décisions qui sont le résultat de tout un processus décisoire. « C’est ça qu’il faut » ou alors « Non, pas ça ». Qu’est-ce qui nous permet de dire ça ? Je pense que ceci est une entrée dans le pragmatisme. Je ne vais pas revenir sur le mot « décision », dont j’avais parlé ici pendant un an il y a longtemps, précisant qu’il ne s’agit pas de se prendre pour une espèce de paranoïaque, un « décideur » comme on entend dire actuellement. Le décideur n’est souvent que le résultat de tout un processus long, collectif, de ce que j’avais appelé « la fonction décisoire ».
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La fonction décisoire, c’est ce qui permet de choisir, pas à n’importe quel moment, mais au moment opportun, pour reprendre les termes antiques. À quel moment intervient le Kaïros, le moment opportun, qui peut justement tout changer, faire bifurquer les événements simplement en appuyant discrètement le petit doigt sur le plateau de la balance. Mais cette fonction décisoire, qu’est-ce qui la justifie ? Il y a cette dimension de justification. Il faudrait y revenir pendant l’année. Qu’est-ce qui justifie que je dise : « Non, il ne faut pas de distributeur de boissons? ». Ça peut sembler bizarre de corréler Kaïros et le coca-cola ! Qu’est-ce qui justifie ça ? J’ai beau souligner ce que dit Tosquelles des rapports complémentaires, des rencontres, des échanges matériels, du bar, des échanges de toutes sortes, affectifs et autres. On le sait par coeur, tout ça. Mais au moment opportun, qu’est-ce qui justifie que je dise : « C’est maintenant, il ne faut pas attendre ». Parce que si j’attends, il faudra encore attendre des années. Il y a des moments opportuns, un petit peu comme si un petit chat n’apprend pas à chasser des souris dans les premiers mois, on pourra lui mettre plus tard une souris sous le nez, il s’en foutra complètement. C’est du même ordre. Il y a des moments qu’il ne faut pas louper. C’est ce qu’on appelle la « stratégie analytique ».
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Quelle est donc la justification ? Ce terme de « justification » est un terme très difficile. Il faudrait en faire l’historique. C’est un terme juridique, plus ou moins ; mais philosophiquement et historiquement parlant, il y a eu une grande discussion, paraît-il, un reproche que Hegel a développé pour critiquer La Critique de la raison pure de Kant, à partir du terme « justification ». C’est un terme qui est en corrélation avec le verbe sollen, « devoir », au sens éthique du terme. Ce serait très intéressant de suivre ce que Hegel disait de Kant à propos de sollen... Mais sans aller jusque-là, on peut se demander qu’est-ce qui justifie le fait qu’à un certain moment, je dise : « Non, il ne faut pas de distributeur automatique ! ». Appeler Hegel à la rescousse pour un distributeur, ça semble bizarre...
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Autrement dit, il y a là une distinction à faire entre certains jugements : des jugements objectifs, au sens traditionnel du terme, et des jugements de valeur ou des jugements d’opinions. Dans le fait de dire : « Non, il ne faut pas ça ! », il y a, à l’arrière-plan, cette dimension psychothérapique de la rencontre au bar ; il y a une sorte de saut logique qui me permet de donner les éléments de justification de cette sorte de décision. Je vais revenir là-dessus. Je laisse ça exprès dans le flou.
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Il y avait quelque chose qui m’avait donc semblé important, pour introduire ce qu’on peut appeler « le pragmatisme ». Dans la pratique, souvent, ce qui apparaît, dans la conversation, ou dans les décisions qu’on peut prendre dans les réunions de toutes sortes, on doit remarquer que ce qu’on dit peut avoir une certaine importance ou non. Ça peut se rapprocher de la distinction de Lacan, tout à fait au début de ses séminaires, entre « parole vide » et « parole pleine ». Il est certain que pour qu’il puisse y avoir quelque chose qui soit dit, il faut que ça puisse être entendu. Mais pour que ça puisse être entendu, il faut qu’il y ait une certaine consistance, une consistance imaginaire. C’est-à-dire qu’on puisse parler de choses qui ne portent pas à conséquence apparemment. Je me souviens d’un des premiers articles qu’avait écrit Félix Guattari, dans le premier numéro du Bulletin du personnel inter-clinique (il n’y a eu que trois numéros en quarante ans), en 1957. Il avait intitulé son article « Le SCAJ ou éloge de la parole vide ». On avait remarqué qu’au début de l’après-midi, les gens ont tendance à ne pas savoir quoi faire. Alors, il s’agissait de réunir, tous les jours, tous ceux qui le voulaient bien, pour dire : « Voilà, qu’est-ce qu’on fait aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’il y a comme activités ? ». Un petit peu la criée à l’arrivée des poissons dans les ports. Mais ce n’était même pas ça, c’était un espèce de brouhaha ; et il faisait l’éloge de la parole vide. C’était en fin de compte une sorte d’ambiance légère. Et sur ce fond-là, pouvaient se détacher quelques motifs qui avaient une dimension d’efficacité (le SCAJ veut dire : « Sous-commission d’animation de la journée).
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Je pense qu’il ne faut jamais oublier ça, parce que si on est trop obsessionnel, on a tendance à vouloir supprimer la parole vide, qu’il faut que tout soit bien en place, etc. Et ça devient inaudible. On sait bien que dans les messages, pour que ça soit audible, il est recommandé qu’il y ait un certain pourcentage de redondance. S’il n’y a pas de redondance, on ne comprend rien, il me semble. Mais c’est difficile de mesurer cette proportion. Il y a des gens qui ont tendance à avoir une redondance nulle. Dans les Congrès, on entend ça. Des types se mettent à lire un truc bien foutu, etc., mais c’est l’équivalence d’une redondance nulle, on n’entend rien. Il ne faut pas lire son exposé. Il faut dire n’importe quoi, comme j’essaye de faire. Même dans cette redondance que je donne là, il y a peut-être un truc qui va se détacher.
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Or, ce qui se détache là, il me semble que c’est – il faudra revenir là-dessus – une dimension de ce qu’Austin appelle le « performatif », mais dans un sens bien plus large que ce qu’on a l’habitude de dire. On laisse ça en suspens. Le performatif, me semble-t-il, c’est une voie d’entrée dans la question du pragmatisme.
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Maintenant, le pragmatisme, vous pouvez lire beaucoup de choses là-dessus. Il y a un petit livre de Claudine Tiercelin [3], discuté, discutable, qui s’appelle Peirce et le pragmatisme. Je crois que c’est intéressant de le lire très en détail. Il n’y a pas tellement de redondance, peut-être pas assez. Alors, il faut le lire plusieurs fois pour qu’on donne de la redondance soi-même. Mais alors pour le pragmatisme, elle fait une distinction. C’est mal vu quand on dit : « Oui, il est pragmatique, ce type-là ». Ça peut être interprété de toutes sortes de façons. On dit aussi : « C’est un bon vivant, il est pragmatique ! ». Ce n’est pas dans ce sens-là, dans cette forme d’hédonisme au sens de William James. Elle en parle beaucoup. Mais Peirce était irrité du fait qu’on le confonde avec l’École des pragmatistes. C’est pour ça qu’il a inventé ce mot bizarre : « Je fais du pragmaticisme ». J’aurais donc pu dire : « Pragmaticisme et psychiatrie », mais ça aurait sonné bizarre. Alors, je garde « pragmatisme », mais en pensant à « pragmaticisme ».
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La difficulté, c’est que quand vous êtes dans votre travail, tous les jours, avec toute une histoire, des arrière-pays, des sous-jacences, des expériences, si l’on dit : « Ah, ce type-là, il a de l’expérience ! », il faut se méfier. Ça ne veut pas dire grand-chose. L’arrière-pays, c’est autre chose. C’est là qu’on rejoint Peirce, Michel Balat et d’autres : c’est avec ça qu’on va pouvoir faire des hypothèses de travail. Et ce qu’on va essayer de mettre en place, par exemple le comité bar, ou alors un traitement extraordinaire, ce sont des hypothèses, et si on les pose, c’est qu’on y croit. C’est aussi bête que ça. Parce que si vous faites une hypothèse pratique, concrète, comme ça, et que vous n’y croyez pas (ça demanderait de définir le statut de la croyance...), si vous n’y croyez pas, ou bien vous êtes un peu demeuré, ou vous êtes pervers : « Je mets en place quelque chose, mais je ne crois pas du tout à ce que je mets en place ». À moins que ça soit une astuce, parce que si je dis que j’y crois, peut-être vont-ils penser justement que parce que j’y crois, on ne va pas le faire. C’est souvent comme ça. Si on dit : « Vous savez, je m’en fous qu’il y ait un comité bar ou pas, c’est pareil ! », à ce moment-là, il y en aura peut-être un. Mais ça, ce sont des subtilités stratégiques. Mais, en général, au fond de soi-même, si je fais une hypothèse : « Il faut le comité bar », c’est que j’y crois. À quoi ? Que ça entre dans une dimension de psychothérapie institutionnelle en rapport avec d’autres trucs, que ça peut amener des rencontres, et que ça va dans la dimension idéologique, au sens noble du terme, de ce qu’on est en train de faire. Il n’y a pas de trahison.
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Il me semble là qu’on est dans le domaine des hypothèses abductives, des inférences abductives. Mais on voit bien que pour faire des inférences ou des hypothèses abductives, il faut y être. Ça veut dire qu’on va mettre tout en marche pour que ça puisse se faire et que ça puisse vérifier, à la longue, un accord avec le principe de base ; à tel point que, même sur ce fond-là, quelqu’un peut très bien dire : « Voilà, on va faire un comité bibliothèque », etc., et, en fin de compte, passer à une étape qu’on pourrait dire « scientifique », au sens traditionnel du terme. C’est-à-dire qu’on va faire une logique abductive à partir des éléments amenés par ce qui est en train de se faire et construire quelque chose qu’on pourra vérifier. Et on pourra faire après une logique déductive pour essayer d’analyser ce qui a marché, etc., et qui peut, en effet, nous servir par la suite. Autrement dit, entrer dans une logique un peu plus universalisante, dans une logique du général en fin de compte, qu’il faudrait bien voir de plus près.
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J’en reste à dire qu’un des éléments peut-être de ce qu’on peut appeler « le pragmatisme », ce serait de se servir de ce qu’on est actuellement, c’est-à-dire de toute son histoire, de ses arrière-pays, de ses « expériences », etc., pour en faire quelque chose. C’est toujours comme ça que j’ai pensé le pragmatisme, avant même de lire n’importe quoi là-dessus. Je me disais : « Je suis pragmatiste ». Là-dessus, j’ai essayé de voir ce que ça voulait dire. Alors, j’ai regardé, par exemple, dans un livre de logique, dans la Pleiade ; je ne me suis pas reconnu du tout. Ils confondent « pragmatique » et « pragmatisme » ? Je ne me suis pas reconnu et je n’y ai rien compris. Il n’y a pas de redondance là-dedans. J’ai encore relu ça cet été pour me dire : qu’est-ce que c’est que le pragmatisme ? Mais au bout d’un quart d’heure, j’ai arrêté, parce que je savais encore moins après qu’avant. Alors, j’ai mis ça de côté. Et puis j’ai pensé : « Pourquoi est-ce que je me dis « pragmatiste » ? ». Mais à cause de ça ! C’est-à-dire que je ne veux pas « appliquer » des théorèmes ou des recettes. Par exemple, c’est souvent qu’on entend ceci : « J’ai compris, c’est bien, il faut faire des comités, je vais organiser mon hôpital, il faut faire des réunions, etc. ». Ce n’est pas évident non plus. Il faut que les gens se connaissent un peu. Donc, on fait des réunions, des comités... Six mois après, on nous relate qu’ils ont essayé de faire des réunions, mais que « les gens venaient parce que je leur disais de venir. J’étais là et personne ne parlait... ». « Vraiment ça ne marche pas. Votre truc, les réunions, ce n’est pas vrai ». On est lassé de dire : « Mais enfin, comment c’était vos réunions ? Il y avait un président de séance ? » – « Oui, oui, j’étais le président de séance, c’était très hétérogène ». C’est un mot d’ordre en psychothérapie institutionnelle, il faut qu’il y ait des infirmiers, des cuisiniers, le directeur, les médecins, les psychologues, etc. « Et tout le monde fermait sa gueule sauf un ou deux ». Bien sûr que si l’infirmier se met à parler, il se dit : « Je ne vais pas dire des conneries devant l’infirmier général ou le surveillant, il va me retirer des points à la fin de l’année ! ». C’est donc tout un travail ; ça nécessite un changement, une mise en question. Pour que la réunion puisse fonctionner, il faut une remise en question de la hiérarchie ! « Bon, je reviendrai dans six mois ». Mais la hiérarchie, ça ne se bouscule pas comme ça ! On en parlait avec Torrubia une fois. Torrubia disait : « On arrive dans un hôpital, la hiérarchie est toujours installée. On a beau venir avec ses bonnes idées de performatif ou de pragmatisme ou de logique du vague et autres, les gens sont là et ils vous regardent !... Mais j’ai trouvé le truc, au bout de quelques semaines : c’est d’aller prendre le café avec les infirmiers et me faire bien voir, ne pas avoir l’air du médecin-chef, aller prendre le café par hasard... ».
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Il y a donc là quelque chose qu’il faut essayer d’éclaircir. C’est pourquoi j’ai toujours pensé (ce sont peut-être des préjugés) que le pragmatisme est inséparable de la dialectique. On n’en parle pas. Ce n’est pas son domaine, la dialectique. Mais le pragmatisme sans dialectique, ça me fait un peu froid dans le dos !
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Mais alors, quand quelqu’un dit quelque chose dans une réunion, il faut essayer de repérer à quel niveau d’énonciation ça se situe. De quoi parle-t-il ? Ce n’est pas facile, il faut que ce soit modulé, dans le « tonal », dans la prosodie, accentuer ça comme on disait tout à l’heure, suivant le ton, suivant la séquence, suivant le contexte. Ça peut rester simplement constatif, une réunion d’information du service : « Ce matin, un monsieur a été admis, il criait, il ne criait pas, on lui a fait une piqûre, après il dormait ». C’est du constatif pur. Mais le constatif peut être plus riche que ça. « Il avait de la barbe et sa femme l’accompagnait ». Ça reste constatif, mais est-ce que c’est utile à quelque chose ? C’est peut-être utile pour remplir un questionnaire, le constatif, pour que ça passe aux machines : son âge, comment il était, qu’est-ce qu’il prenait comme médicaments ? etc. Mais est-ce que ça a une valeur thérapeutique ? C’est un préjugé, ça ! Tout n’est pas thérapeutique. Là-dessus, on ressort les principes de base de la soi-disant psychothérapie institutionnelle : du fait que tu es là, rien que de te voir, c’est thérapeutique ! Mais, si tu as la gueule de travers, ça doit avoir un effet performatif sur le type qui est là. S’il voit par exemple un type qui lui sourit, c’est très différent. Il n’y a pas besoin d’être en psychiatrie pour ça ! Dans les hôpitaux, l’accueil, il faut voir ce que c’est parfois ! : « Passez à côté, attendez ! », et au bout de trois heures, « vous repasserez demain ! ». Ça peut avoir une action quand même. En sortant, le type va passer sous l’autobus, ce sera plus court ! La fonction d’accueil, c’est une donnée de base de la psychothérapie dite institutionnelle (dans la fonction d’accueil, il y a forcément du performatif).
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Par exemple, on entend quelqu’un qui hurle depuis un certain temps, et qui se met à crier de plus belle. « On le connaît bien, il remet ça, il commence à m’emmerder, ce type-là ! ». S’il nous voit avec cette gueule, ça va déclencher une de ces furies, et ça va se terminer par un pugilat ! Je me dis : « Vraiment il m’emmerde ce type-là, il y en a marre ! ». Il vaut mieux à ce moment-là casser une règle, et dire : « Entrez donc, asseyez-vous ! ». Le type est tellement surpris que ça change. Donc, il y a une action, il y a du performatif là-dedans. Je dis quelque chose et ça fait quelque chose. Dire, ce n’est pas simplement parler. Dire, c’est aussi bien se montrer. C’est un tas de choses comme ça : « Asseyez-vous, il fait chaud, il fait froid », c’est-à-dire des trucs redondants ; et à ce moment-là, ça joue, il y a une fonction. Et cette fonction-là, c’est déjà un début de pragmaticisme, au sens où cela s’appuie sur une possibilité qui peut rester inexploitée. Si on sort du bureau en étant furieux, eh bien on aura beau avoir été psychanalysé pendant cinquante ans, ça ne sert pas à grand-chose. J’ai vu des grands psychanalystes dans un état alarmant, et pourtant, ça faisait soixante ans qu’ils faisaient de la psychanalyse ! Cela se passe à un niveau bien plus profond, l’arrière-pays de je ne sais quoi : celui-là, qu’il gueule ou non, qu’est-ce que ça peut faire, après tout, il ne faut pas avoir de préjugés ! « Et entrez donc ! ». Et même trois d’un coup, des fois, ça marche mieux.
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Or, tous ces raisonnements-là, on ne peut pas dire que ce sont des calculs d’induction, de logique inductive. « Si j’en mets trois d’un coup, ça marchera mieux ! ». C’est idiot parce que si je dis ça, ça ne marchera pas ! Parce que je serais dans une disposition d’esprit calculatrice. Et ça, le type va le sentir tout de suite. « Quelle expérience il veut faire avec ces deux autres mirlitons, cette espèce de salaud ? ». Mais : « Pourquoi pas, tiens, vous êtes trois ». C’est très différent. Là, on est en pleine logique abductive ; on peut essayer d’élaborer quelque chose.
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Il me semble que dans le pragmatisme, on est au niveau de ce que Peirce appelle « la logique du vague ». Et la logique du vague, bien sûr que c’est vague, mais c’est extrêmement précis. C’est ce qui tient compte, justement, qu’il n’y a pas de totalisation. Dans n’importe quelle logique, pour croire qu’il y a de la totalisation, il faut être soit du gouvernement, soit paraphrène. Parfois, on va totaliser des trucs : « J’ai trouvé le coupable ! », et le lendemain, ça rebondit d’un autre côté. C’est drôle, si on peut dire, mais c’est terrible. Il n’y a pas de totalisation.
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Je crois qu’on peut saisir tous les détails, etc., avoir une maîtrise de la situation, car la logique du vague n’est pas indéterminée. Claudine Tiercelin parle d’indétermination partielle. Michel Balat parle plutôt d’un « indéfini ». Ce n’est pas la même chose. Et c’est dans l’indéfinition même de ce qu’on fait qu’il peut y avoir une ouverture, une sorte de liberté, la liberté de profiter de ce qu’on est, comme on est, avec son arrière-pays, pas forcément avec ses diplômes. Et ce n’est pas avec des diplômes que vous travaillez, ni avec des « expériences ». C’est à un niveau d’une stratégie concrète qui va se faire à partir du pathique. J’ai parlé maintes et maintes fois du pathique. La « justification » dont je parlais tout à l’heure tourne autour d’un verbe pathique : sollen, lequel inscrit une dimension éthique. Sollen, c’est le verbe fondamental de Freud : « Là où ça fut, je dois advenir ». On doit, non par nécessité, mais plutôt dans une dimension juridique, au sens noble du terme (juridiction interne de soi-même qui justifie pourquoi on est là), alors, en tant que psychothérapeute, on doit pouvoir accueillir autrui avec ce qu’on est.
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Ça serait intéressant que vous puissiez lire le numéro de Critique d’octobre 1981, n° 413 : « Vingt ans de pensée allemande ». Il y a des articles remarquables, entre autres celui de Hans Georg Gadamer. Et un autre de Karl Otto Apel. Le dernier article, d’un auteur allemand, Garbis Kortian, qui travaillait à l’Université de Montréal, est intitulé : « De quel droit ? ». J’en avais déjà parlé il y a longtemps. Il commence par une citation de Walter Benjamin :

C’est dans la relation qu’elle instaure avec Kant que la philosophie remplira sa tâche : faire connaître les sentiments les plus profonds qu’elle extrait de l’époque et du pressentiment qu’elle a d’un grand avenir à partir de cette relation même. Car Kant appartient à ces philosophes pour qui ce qui compte, ce n’est pas tellement l’ampleur et la profondeur de la connaissance, mais surtout sa justification.

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Voilà le mot ! Il commence donc son article comme ça, très serré, mais avec suffisamment de redondance pour que l’on comprenne ; et il arrive à une critique de ce sollen de justification, qui me semble une base pour étayer pourquoi j’employais le mot « justification ».
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D’autre part, comme introduction à ce que j’essaye de dire, je vous recommande des articles plus récents, toujours dans la revue Critique (le numéro double de janvier-février 1995 [572-573]), celui de Sandra Laugier : « Dire et vouloir dire ». C’est très incisif et d’une grande rigueur. Elle remet en valeur quelqu’un qui a été plutôt refoulé dans l’intelligentsia contemporaine : J. L. Austin, en particulier à partir d’un livre ancien qui a été plus ou moins bien traduit : Quand dire, c’est faire ; et un autre plus récent : Écrits philosophiques. Dedans, il y a des choses qui sont extrêmement importantes. J’en ai parlé à La Borde il y a quinze jours. Quand on parle du performatif, on peut se référer à ça, avec toutes les nuances qu’il peut y avoir autour.
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Il y a un autre article qui m’avait semblé intéressant : une présentation, par Jean-Pierre Cometti, d’un livre de 1992 d’Umberto Eco : Les Limites de l’interprétation. C’est très bien présenté, sous le titre : « L’intention du texte ou les figues de l’évêque Wilkins ». Ça me semble très utile de lire ces choses-là.
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D’autre part, il me semble très important de mieux articuler la « logique du vague » et la logique de l’abduction. Il faudrait que Michel Balat nous précise où on peut trouver son texte : « Assumer l’abduction » ; et les relations entre logique du vague et logique du général. Ceci nous permettrait d’introduire plus finement le problème du pragmatisme.
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Par exemple, dans l’article de Sandra Laugier, la première partie situe le travail d’Austin, et donc tout ce qui le précède. À souligner en particulier une étude d’A. Gibbard [4] qui reprend également ce qui est en cours dans une sorte de sortie de la logique par Ogden et Richard [5], pour voir que ce qui était en question souvent dans la logique classique, c’était une logique objective. Ce qui correspond à quelque chose qui existe là : « Je te dis ça, c’est vrai ! » – « Non, c’est pas vrai ! », comme les mômes. Ça, c’est de la logique formelle ! Mais dans la subtilité de la vie quotidienne, c’est-à-dire tous les emmerdements, toutes les bassesses, toutes les tromperies, toutes les hypocrisies, ça se joue à un autre niveau, qui n’est pas celui de l’objectif. Ce qui est à la base même de ce qui va nous décider, dans une sorte d’appréciation de ce qui se passe, c’est ce que Gibbard regroupe sous forme de « blâme ». Il en arrive à ces deux notions : c’est blâmable ou bien ça va ; il y a de l’approbation ou du blâme. Ça semble au début un peu bizarre de répartir les choses comme ça. Mais quand on parle, c’est comme ça : c’est blâmable ou on est d’accord. Est-ce que, à ce moment-là, c’est vrai ce qu’on dit ? Ce qui est en question, c’est la logique dans laquelle il y a de la vérité ; mais la vérité, ce n’est justement pas l’adéquation à l’objet. Or, on fonctionne comme ça : « Il y a un magnétophone sur le bureau ? ». « Bien sûr, regarde, tiens, il est là ! ». Ça avance à quoi ? On a bien vu qu’il y avait un magnétophone sur le bureau ! Alors bien sûr, tu voulais dire qu’il n’y était pas, eh bien il y est... D’accord, mais c’est à un autre niveau que ça se passe. Et en même temps, on a un certain sentiment : « C’est vrai, ce qu’il dit ». Il faut trouver un autre mot. L’autre mot, en allemand, ce n’est pas facile : Wahrhaftigkeit. On pourrait traduire ça par la « véracité » ou par la « véridicité », c’est peut-être mieux. Mais qu’est-ce qui fait que c’est véridique ? C’est un problème terrible. Qu’est-ce qui fait que c’est vrai, quand j’ai dit qu’il ne fallait pas de distributeur automatique ? Est-ce qu’on va appliquer la logique formelle, là ?
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Quand Lacan dit, dans le séminaire sur le Semblant : « L’interprétation déchaîne la vérité », il faudrait s’entendre. Quelle vérité ? De quoi il parle ? Ça ne serait pas plutôt de la véridicité ? C’est-à-dire en accord avec un certain sens ? Et ce qu’arrive à dire Austin, c’est que le sens n’existe pas. Comme je le dis toujours, il n’y a pas d’état de choses en soi. De même, il n’y a pas de sens en soi. Ça se construit. Austin dit même que le sens, c’est une formation institutionnelle. Mais à ce moment-là, comment faire pour que ce qu’on dit ait du sens ? On peut dire : ça a de la véracité. Pourquoi ? Il faut qu’il y ait une espèce d’accord. Quel genre d’accord ? Accord communautaire, consensus « communautaire », ce mot horrible ? Il peut y avoir un consensus avec des élections : 99% de voix pour ! Approuvé ! Il n’y a pas de blâme. Mais là, c’est un terme repris par Austin, qui est intéressant, le « consensus d’un groupe ». Est-ce qu’il y a un groupe ici suffisamment bien informé pour qu’il puisse y avoir un accord pour dire : « Non, il ne faut pas que ce soit un distributeur automatique ». Vous êtes pour ? Là-dessus, on pourrait dire : « On va voter ! ». Alors là, c’est foutu ; ils en sont encore à la logique formelle !... Parce que dans le vote, c’est « oui, non ». Mais c’est ni oui, ni non. C’est beaucoup plus que ça. Ça prête à conséquence.
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Il me semble que le pragmatisme, ça prête à conséquence. Je me souviens qu’ici même, en 1966-67, on s’était dit : « Chaque mois, il y a un type qui va faire un discours ». Ça a été respecté. Il y a eu Ayme, Rappard, Tosquelles, etc. Et moi, en janvier 1967, j’avais fait un discours improvisé sur : « Acting-out, passage à l’acte, transfert ». Je venais d’écouter un séminaire de Lacan. Il avait fait tout un truc sur « prêter à conséquence ». Alors, j’avais isolé cette phrase qui me semble extraordinaire : « Ça prête à conséquence ». J’avais même dit : « Est-ce que de venir ici, avec les risques que ça suppose maintenant, est-ce que ça prête à conséquence ? ». « Oui, ça prête à conséquence ! ». Si ce qu’on fait prête à conséquence, c’est là qu’il faut commencer à dire : « Mais quelle en est la justification ?». Qu’est-ce qu’il y a au bout de la justification ? Est-ce qu’il y a une finalité ? Est-ce que c’est un interprétant final ou je ne sais quoi ? Il y a toujours un infini par derrière... Ou bien : est-ce qu’il y a un but ? Est-ce que c’est en accord avec une doctrine ? C’est quoi, une doctrine ? Est-ce que ça existe ? J’aurais vite fait de dire : il n’y a pas de doctrine en soi, parce qu’on sait bien où ça mène ! On sait bien que Lacan n’était pas lacanien, heureusement ! Parce que s’il avait été lacanien, il n’aurait pas été Lacan. Il n’aurait jamais existé. De même, Marx pouvait dire : « Je ne suis pas marxiste »... (Oury, ça fait « ou-rien » !). Il faut se méfier des doctrines, des accords : « Comment, tu es pour la liberté de circulation, tu es pour le bar, pour ceci, et pour le sens commun ! ». Dans quel sens parlez-vous du sens commun ? Au sens de Locke ? C’est vieux ! Ou bien au sens de Blankenburg ? Ce n’est pas évident du tout ! Mais on croit que c’est évident. Quand quelqu’un te dit : « Je vais t’expliquer quelque chose... ». « Mais c’est évident ! ». C’est là qu’il faut commencer à chercher. C’est un signal. Si c’est évident, il faut faire gaffe parce qu’il y a quelque chose là-dessous : il y a soit une séduction mal foutue, sous-jacente, soit un type qui veut se foutre de ta gueule ! Ce n’est pas si évident que ça ! « Pourquoi tu dis que ce n’est pas évident ? ». Si on en reste là, on est parano ! Mais il faut obéir à une logique du vague qu’il faudrait concrétiser dans ce qu’on fait. C’est la logique de la vie quotidienne, au fond. C’est justement ce qui n’existe pas, ce qu’il y a de plus rare. C’est ce que je dis toujours à propos du sens : qu’est-ce qui peut permettre justement de le déchiffrer ? Comme on déchiffre une partition ? Et avec quoi tu vas déchiffrer ça ? C’est là qu’il faut avoir, non pas des idées, mais une disposition, ce que j’appelle « une disposition pragmatique », c’est-à-dire de savoir profiter de quelque chose qui s’est passé, et qui peut être en résonance avec ça.
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Ce que je dis là, ça peut paraître complètement fada, mais c’est ce qui est justement empêché. Et c’est peut-être pour ça que je ne voulais rien dire. J’en ai marre parce que j’ai dit « Pragmatisme et psychiatrie » ; parce que la vraie psychiatrie n’existe pas. Il n’y a pas de psychiatrie en soi, ce n’est pas vrai. Ça doit se construire. Mais ça ne peut plus se construire, parce que tout est fait pour empêcher la logique du vague, pour empêcher le pragmatisme, pour empêcher les initiatives, pour empêcher un tas de trucs. Si vous dites : mon arrière-pays, quand j’étais petit, quand j’avais quatre ans, je ne suis pas venu à l’école parce qu’il faisait beau : « Arriération affective ! Fixation, névrose je ne sais quoi ! Rien à foutre, c’est chronique ! Si tu dis ça à ton âge, c’est que c’est foutu parce qu’après tant de temps d’analyse, ça ne va pas, il est même trop tard pour en commencer une autre ! ». D’accord ! La logique formelle est là !
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Par exemple, notre ami Jacques Schotte, que je connais depuis exactement 1957, « ça fait longtemps qu’on se fréquente », comme on dit. Quand Jacques Schotte a parlé à Lille – il a parlé la dernière matinée, dans la réunion des Croix-Marine à Lille –, c’était intéressant parce que le nouveau président (heureusement qu’il y avait un nouveau président !) a dit : « J’ai pensé que pour la dernière matinée, au lieu qu’il y ait un compte rendu des différents groupes de travail, des différents ateliers (quand il y a six ou huit ateliers, on s’emmerdait tellement, le dernier jour, qu’on mélangeait l’ordre : au lieu de dire : “ Atelier 1, atelier 2, atelier 3 ”, on mélangeait : “ Atelier 3 ! Atelier 6 ! Atelier 1 à la fin ! ” ; c’était une petite variation très efficace), il n’y en aura pas. Ce sera Jacques Schotte qui fera la synthèse finale ». Il a parlé pendant deux heures... extraordinaires. Pour remplacer quoi ?... Dans beaucoup de congrès, maintenant, c’est obligatoire, parce que la science le veut, on distribue des questionnaires, et on doit noter sur le questionnaire, de zéro à vingt, ce qu’on pense des différents exposés qui ont été faits pendant le congrès. Et au lieu de réfléchir pendant une demi-journée, on passe une demi-journée à remplir les questionnaires. Schotte a parlé. Si on n’a rien compris, on met 5/20. Si on est enthousiaste, on met 19/20, etc. Et ça, scientifiquement, ça passe... « Voilà, le congrès était très intéressant ». Les journalistes scientifiques disent : « il y avait tant de notes ». Le congrès des psychiatres publics qui a suivi devait être très intéressant. Schotte m’a dit : « Je dois venir parler aux psychiatres publics, mais ça m’embarrasse parce qu’il y a cent une communications en deux jours ! ». Il disait : « C’est bizarre, il faut que je fasse la synthèse de ça ! ». J’ai eu les prémisses de Schotte, là ! Cent une communications, comment les noter ! Alors, j’ai appris qu’il a fait un discours final.
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Alors ça, cette logique-là de noter les trucs, ça empêche la manifestation de la sous-jacence, de l’arrière-pays, et d’être dans le pragmatisme. Or, si on dit que le pragmatisme, c’est l’élément logique qui est en question dans ce qu’on fait, c’est que ce qu’on fait est impossible. C’est pour ça que je ne voulais pas en parler. Mais ça, c’est de la logique formelle. C’est pour ça que je me dis : il ne faut tout de même pas que je tombe dans la logique formelle parce que si je me dis : « Ce n’est plus possible de parler de psychiatrie sans être dans l’imposture parce que ça n’existe plus, on ne peut plus le faire », il ne faut pas s’arrêter là, au contraire, c’est là qu’il faut en parler, parce que c’est impossible. Pour être fidèle à ce que je disais il y a quelques années : être au maximum de « l’embarras ». Au suprême embarras, il peut y avoir un passage à l’acte, décisif : fuite, suicide ou n’importe quoi, pour en finir ; ou bien il faut rester dans l’embarras. Et c’est là qu’il y a le saut dialectique que j’avais exprimé, le « paradoxe absolu » de Kierkegaard, pour entrer dans une autre logique. Essayer, justement, d’être dans l’embarras, dans une psychiatrie de détresse. Le peu que j’ai entendu cet après-midi, c’est effrayant. On est tous fliqué maintenant ! Mais alors, est-ce qu’il serait encore possible de trouver des moyens pour qu’il puisse y avoir quand même quelque chose de l’ordre du pragmatisme ?
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Il faudrait que je développe ça d’une façon bien plus précise, bien plus argumentée, même sur le plan logique et historique.
Note biographique
Jean Oury

Considéré comme un géant de la psychiatrie contemporaine, Jean Oury est directeur de la clinique de La Borde à Cour Cheverny en France. Cette clinique, unique en son genre, a été et est encore le lieu le plus actif dans l’élaboration de la théorico-pratique psychiatrique référée à la psychothérapie institutionnelle. Psychiatre et psychanalyste, spécialiste de la psychose, Jean Oury a travaillé avec Jacques Lacan pendant plus de 20 ans, et particulièrement dans le cadre de l’École freudienne dont il fut l’un des principaux membres, participant à cette aventure du « retour à Freud ». Il a notamment publié Psychiatrie et psychothérapie institutionnelles (Payot, 1976 ; rééd. Champ social, 2001).
Notes

[1] Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux.

[2] Cf. « Penser la psychiatrie et son histoire », Les Cahiers Henri Ey, no 1, printemps 2000, p. 90.

[3] C. Tiercelin, C.S. Peirce et le pragmatisme, Paris, P.U.F., coll. « Philosophies », 1993.

[4] A. Gibbard, Wise Choices, Apt Feelings. A Theory of Normative Judgment , Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1990.

[5] C. Odgen et I. Richard, The Meaning of Meaning, Londres, Routledge, 1923.

Auteur : Jean Oury

Titre : Document : Introduction au pragmatisme en psychiatrie

Revue : Protée

Numéro : Volume 30, numéro 3, hiver 2002. « Autour de Peirce : poésie et clinique »

URI : http://www.erudit.org/revue/pr/2002/v30/n3/006871ar.html

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