martes, 11 de diciembre de 2007

Jean Oury - Transfert et espace du dire

Transfert et espace du dire

Texte publié dans L'information psychiatrique, 59, 3, 1983

Jean Oury

Clinique de la Borde

''Il n 'y a pas d 'autre entrée pour le sujet dans le réel que le fantasme''.

J. Lacan.



Nous voudrions essayer de définir ce qui est en question dans une entreprise de psychothérapie des psychoses. La "prise en charge" d'un psychotique n'est pas une démarche naturelle. C'est une décision qui est prise, non pas uniquement par le psychiatre, ou l'analyste, mais par un consensus dont participe un nombre indéterminé de "personae dramatis". Cette décision inaugure un mouvement qui va à contre-courant de tout ce qui est édifié par un complexe psychosocial finement historié, dont beaucoup de participants sont disparus. Cette entreprise implique donc une démarche critique, polydimensionnelle, bâtie sur des systèmes disjonctifs et des liaisons souvent inextricables : points de convergence, surfaces d'équilibre, entrecroisements de registres contradictoires, affrontements indécidables, entretenant des pressions aliénantes, réductrices. Toute démarche psychothérapique implique donc une sorte de coupure, de saut qualitatif, de scandale aboutissant, tout au moins pour un temps, à cette "collusion autopathique" dont parle Kierkegaard. Mais cela n'exclut pas, bien au contraire, l'exercice tenace d'une patience et d'une vigilance, bien au-delà de l'alternative de l'activisme ou de la passivité. La question est d'autant plus difficile que nous sommes pris, thérapeutes ou "patients", dans le même consensus d'aliénation sociale, dans la même histoire, qui nous impose des idées, des préjugés, des tournures d'esprit, des prises de position métaphysiques, une sorte "d'endoxalité" chronique dont la finalité est de faire écran, sinon d'expulser le fait psychotique proprement dit, infiltrant toute démarche "scientifique" de mesures ségrégatives, plus ou moins patentes.

La dissociation schizophrénique, par ses manifestations hallucinatoires, délirantes, autistiques, est pétrie d'ambivalence, de transitivisme, ou Autrui est déjà là, depuis toujours, dans son opacité intraitable. Quasi-transcendance du psychotique dont l'insertion dans notre monde doit pouvoir s'orienter vers une dimension éthique : choix existentiel qui exige la mise en place d'un appareillage technique inséparable d'une théorisation rigoureuse. Celle-ci n'est que la traduction indispensable de ce qu'on fait.

Le but de cet article est donc d'esquisser les divers éléments, les différents facteurs qui s'articulent dans une démarche que nous pourrions dénommer, pour paraphraser un article de J. Lacan : "Questions préliminaires à tout traitement de la psychose", ces questions préliminaires s'inscrivant ici dans une dimension collective, institutionnelle.

Nous distinguons, dans cet itinéraire, trois chapitres, que nous intitulons :

1 ) Déblayage d'un certain champ

2 ) Conquête d'espaces du dire

3 ) La translaboration

Points de repère, balisage, dont la précarité ne prétend à aucune formulation d'algorithmes. Chantier dans un faisceau de systèmes aléatoires ; tout reste encore à faire, étant donné que ce qui est en question (thérapie, analyse des psychoses, etc.) n'en est qu'à ses balbutiements. Façon de se protéger contre tout "constructivisme" hâtif, face négative d'un empirisme confusionnel qui méconnaît la misère dans laquelle nous luttons quotidiennement afin d'essayer de préserver, encore, ce qui nous semble digne de l'être. D'où une exigence de rigueur qui doit nous inciter à creuser quelques sillons dans notre cheminement obscur
Déblayage d'un certain champ

Nous sommes plongés dans des réseaux, des complexes microsociaux, happés par les techniques, les recettes, les parti-pris. Il est à priori difficile de tenir compte de ce qui se passe sans glisser vers un activisme ou un attentisme (lequel n'est que l'envers du premier) et de se ranger sous la bannière du "ça va de soi", "qu'on ne changera pas l'ordre du monde"... Il y a le secteur, les établissements, les clubs... Manière de rendre la vie, traditionnellement asilaire, et concentrationnaire, un peu plus vivable : prise sur la réalité, la vie quotidienne. Mais la mise en place d'un tel appareillage ne vaut pas seulement pour le champ psychiatrique : elle vaut aussi pour l'école, l'usine, les H.L.M. Il n'y a là rien de spécifique. Cette démarche générale est nécessaire mais non suffisante ; elle permet de dégager des espaces un peu vivables, qui ne soient pas bombardés par l'oppression, la ségrégation, les habitudes de pensée, les préjugés. C'est dans cette dimension qu'on en était arrivé à dire qu'un des opérateurs les plus efficaces était ce qu'on a intitulé "Club thérapeutique". Sa fonction essentielle est d'essayer de maintenir des espaces un peu libres, non encombrés par la pathoplastie. Il y a là un champ non négligeable, celui de la réalité, de la quotidienneté : faire le ménage, mettre des fleurs sur les tables, afin que les gens ne croupissent pas en cellule...

François Tosquelles, depuis une quarantaine d'années, d'abord en Espagne (avant Franco) puis en France (en particulier à l'hôpital psychiatrique de St Alban) souligne l'importance d'une dimension interrelationnelle, d'ordre microsociologique : espaces, interrelations, histoire personnelle de chacun... Bien sûr, dans la psychose, la relation à autrui est perturbée ; mais pas seulement. Gisela Pankow indique également qu'un des aspects de la psychose est un trouble du Miteinandersein, de ''l'être-avec-l'autre". Mais il ne suffit pas de mettre les gens "avec", en groupes. La démarche analytique n'a pas pour vocation d'essayer que ça marche au niveau de "l'avec" ; son orientation fondamentale est de déclencher un processus de remaniement des articulations du sujet dans l'Inconscient, à la faveur du transfert dans sa relation avec les signifiants .

L'implantation de "Clubs", à l'intérieur des hôpitaux, a demandé plusieurs années. Il était important que les usagers de telles entreprises admettent ces intrusions à l'intérieur de systèmes rigides. Par le biais des "Associations loi 1901'', développées par exemple par les "Sociétés d'Hygiène Mentale de la Croix Marine", officialisées à Clermont-Ferrand en 1949, F. Tosquelles a pu proposer (Congrès de Pau, 1953) la constitution de "comités hospitaliers" à l'intérieur des hôpitaux, cadres juridiques qui permettraient de développer des clubs thérapeutiques. C'était essayer de transformer ce mouvement d'essence charitable (placements familiaux, foyers, etc.) en un mouvement plus concret de gestion des "soins" à l'intérieur des établissements psychiatriques. L'ergothérapie , la sociothérapie pouvaient, à condition que le comité hospitalier soit autre chose qu'une simple fiction juridique, être contractuellement détachées de l'hôpital gestionnaire et intégrées au comité dont l'organisation, le fonctionnement pourraient être confiés au collectif des "malades", aidés par les membres du ''personnel". C'était mettre en place des éléments concrets d'une possible transformation du statut des hospitalisés, personnes sans droit, sans responsabilité, souvent exploitées ; ils recouvraient par ce biais un statut de responsabilité juridique, de gestionnaires, de producteurs, possédant collectivement des outils, des systèmes d'échanges, des moyens de production. C'était favoriser un processus de désaliénation au coeur même des organismes de soins les plus aliénés. Démarche nécessaire indispensable pour resituer chacun, hospitalisé ou non, dans sa dignité humaine.

Donc, mise en place d'un opérateur collectif, pour déblayer un certain espace de travail qui ne soit pas envahi par la récupération, par la ségrégation. Parallèlement, dans le même esprit, Georges Daumézon et Germaine Le Guillant ont organisé, à partir de 1949, des stages pour les infirmiers (stages C.E.M.E.A.). C'est sous la pression de ce qui se passait à St Alban et dans les stages divers que le ministère a élaboré le décret du 4 février 1958, qui "recommandait" la création dans les H.P. de comités hospitaliers, ou organismes similaires. Etant devenu quasi-obligatoire, ce fut donc quelquefois désastreux.

En effet ce qui est en question souvent ne se voit pas. Pourtant tout le monde cherche à "voir". Mais la spécificité ce n'est pas le
voir, ni l'entendu, c'est autre chose. Il est important de délimiter un champ autre que celui de la réalité , de l'activisme ; est-ce au niveau des fantasmes ? "Ce qui se passe", une fois déblayée la ''réalité", ce sont des nuances, qu'on ne "voit" ni dans les groupes, ni dans nos constructions imaginaires.

Tosquelles soulignait que nous travaillions au niveau des fantasmes ; c'était une manière d'indiquer l'importance de l'inconscient. L'inconscient est un concept. Il n'existe pas, il ek-siste. Il faut en tenir compte ; bien qu'il ne soit pas de l'ordre de "l'être-là", du Dasein. Dans le déclenchement ou l'arrêt de systèmes interprétatifs, on sait bien qu'on a affaire à quelque chose qui n'est pas dans la réalité. Les systèmes plus ou moins paranoïdes peuvent être réactivés par une réflexion souvent très banale, un geste, une salutation, etc. D'où certaines catastrophes quelquefois mortelles. De quoi s'agit-il donc ? Il est intéressant d'introduire les registres du symbolique, de l'imaginaire et du réel. Le réel ce n'est pas la réalité. Mais ces trois registres doivent s'articuler, se nouer (d'où l'intérêt des anneaux borroméens ). A ce propos, il me semble extrêmement important de rappeler la formulation du fantasme : $ à a. D'où des approches diverses. Par exemple celle de G.Pankow : la restructuration symbolique, les "greffes" de transfert, etc. D'une façon un peu caricaturale, on peut parler de fantasmes artificiels.

La structure fondamentale du fantasme est de l'ordre d'un scénario, un scénario phrastique. On peut le déchiffrer dans un collectif. Quelquefois des gens ont des rêves similaires ; il y a quelque chose de commun. Il y a des lieux indexés fantasmatiquement, comme dans un village : des lieux sacrés, des lieux de passage. Des sillons se dessinent. Espèce d'inconscient topographique. Il se passe des choses, dans certains lieux. Il y a des pistes où il y a des signifiants, des choses lourdes. Si on met d'autres choses en place sans en tenir compte, ça change la configuration fantasmatique. Celle-ci peut se manifester dans un éclair de l'ordre de ce que Lacan appelait "l'instant de voir". D'autres lieux, plus problématiques, apparaissent dans des rêves. Dans ces espaces variés, il y a une effervescence fantasmatique souvent méconnue.

Si on ne fait pas attention à ces choses-là, on glisse vers le simple "nettoyage" : idéologie redoutable qui peut, dans certains cas, faire émerger des fantaisies collectives de l'ordre de l'euthanasie. Lisez dans "L'Information Psychiatrique" de janvier 1982 un petit article remarquable :

Premier septembre 39 : invasion de la Pologne par Hitler ; le même jour, Hitler signe un décret donnant le pouvoir à un certain Docteur Brandt de faire une sélection dans les hôpitaux du grand Reich afin de recenser les incurables et de "faire ce qu'il faut" le plus rapidement possible. De 1939 à 42, par les fours crématoires, les injections, la faim : 100.000 malades mentaux ont été exterminés. Dans le même numéro, deux articles de psychiatres italiens : ils parlent des effets de la loi italienne de 78 sur la suppression des hôpitaux psychiatriques. Augmentation des quartiers de sûreté, surcharge des cliniques privées, petites annonces dans les journaux pour "soigner son psychotique à domicile" (moyens de contention, etc.). La loi "libératrice" avait des arguments administratifs ! Modalité subtile d'extermination des malades mentaux, souvenir lointain de l'époque mussolinienne ? La "maladie" peut être contagieuse, en France comme dans d'autres pays. D'où l'importance de tenir compte des effervescences du fantasme. Il y a de l'inconscient. Mais, si on le veut, il n'y en a pas ; c'est bien ce paradoxe qui explique qu'on se heurte, d'une façon répétitive, à la question des rapports entre le psychanalyse et l'institution !
Conquête d'espaces du "dire"

C'est dans cette dimension que, depuis des années, nous insistons sur la nécessité de créer collectivement des espaces où quelque chose puisse se produire. En général, "ce qu'on fait" reste bien en deçà de ''ce qu'on essaie de faire". Il faut définir un champ spécifique. On a souvent essayé de faire appel à d'autres disciplines : la micro sociologie, la linguistique, le structuralisme, Freud, toutes les variétés de psychothérapie de groupe (Moreno et dérivés), la notion de champ social de Kurt Lewin ; tout cela joue effectivement mais peut camoufler la spécificité. Comme en médecine : on utilise la chimie, la physique, les sciences naturelles. Ce sont simplement des appuis qui ne doivent pas faire négliger la théorisation d'une certaine spécificité.

On a assisté, par exemple, à des écrasements de cette spécificité par inflation des critères d'une microsociologie mal comprise : "la schizophrénie, ça n'existe pas", "l'endogène, c'est réactionnaire"...

Cette effervescence idéologique reste actuelle. L'inconscient c'est aussi comme ça. Dans certaines réunions, on lève la main : "je peux parler ?"-"Oui". (C'est démocratique). On dit : "l'inconscient"-"connais pas"-."Il y avait Freud..."-"c'est dépassé, c'était un petit bourgeois" etc.

L'espace du dire n'est pas une pure noèse, c'est au contraire quelque chose d'extrêmement concret, c'est la matérialité même, ça exige donc une critique de ce qu'il en est du ''matériau''. Avec quoi travaille-t-on ? Ca recoupe les discussions des années 50 : ceux qui privilégient essentiellement la réalité, les activités, les aménagements des lieux, et ceux qui, sans négliger cet aspect, insistent sur les problèmes tels que : fantasme, transfert... On travaille en effet non pas au niveau des configurations spatiales architecturales mais avec
des choses plus "matérielles". D'où l'opposition entre matérialisme dialectique et matérialisme vulgaire. Souvenez-vous de la critique de Marx (des thèses de Feuerbach) à propos des rapports de "l'homme" et de la "nature".

J'ai toujours distingué les groupes et cette version collective "du moi" : le nous, de ce que j'ai appelé "le collectif''. Le collectif, c'est un opérateur qui peut agencer la conjonction et la disjonction dans des systèmes aléatoires. Il est de l'ordre d'une dimension transfinie. A partir de là, il peut y avoir, non pas un calcul de ''programmation" mais une sorte de mise en place d'algorithmes dans des systèmes aléatoires. Précaution méthodologique pour ne pas rester dans le "général" afin d'impliquer le “singulier” dans les paramètres. Un peu dans la même perspective que Kierkegaard, dans sa polémique contre les "post-hégéliens", contre les gens du système qui restent dans le général. Mais ce serait trop vite dit de dire que le saut qualitatif de Kierkegaard est de sauter à pieds joints dans le singulier. Il parle d'un certain scandale : celui de la contemporanéité. Il se met lui-même en question permanente, au niveau du désespoir. Passage du général, qui est de l'ordre ontologique, à l'existentiel. On pourrait dire que l'existentiel est de l'ordre de l'inscription ; ça ne veut pas dire que la non inscription est de l'ordre du général. Tout un travail dans la sphère du scandale, du paradoxe est fait pour qu'il y ait inscription. L'inscription du "quelque chose se passe là" est un effet de l'interprétation. Quand on nous demande : "que faites-vous dans ce travail ? " On pourrait répondre - si ce n'était pas récupéré par les mauvaises langues ! - que nous sommes des "interprétateurs." Le travail "noble'' c'est l'interprétation, l'interprétation au niveau du Dire.

On voit se profiler sur cette ligne de l'interprétation : le désir, l'objet "a'', le ''zéro absolu'', etc. Mais qui interprète ? Dans une attention un peu flottante, de façon trop rapide, j'aurais tendance à dire : ce n'est pas toi, ce n'est pas moi, ce n'est pas de l'ordre moïque. C'est "il" .

"Il". Bien sûr : "Il, donc" : c'est la formule condensée de l'interprétation.

Mais derrière le "il" ? Qu'en est-il de "l'illéité " (expression de R. Laporte et E. Lévinas) ? Le "il", c'est la position neutre. L'interprétation n'est pas une profération de l'analyste ; ça se passe souvent dans l'entre-deux, entre deux séances. Il se "passe" quelque chose, prévisible ou non, qui peut être de l'ordre du "hasard objectif", cher aux surréalistes, et qui fait interprétation. Le hasard des rencontres peut faire interprétation, évoquant une dimension délirante . La fonction du délire : inventive, prospective.

J'ai donc insisté sur la mise en place d'espaces, de lieux où il puisse se passer quelque chose. ''Jachères'', lieux de ''porrection", espaces du dire... fonctions de l'accueil. Ca pourrait se formuler ainsi : "Il y a quelque chose qui se passe là". Souvent on ne sait pas quoi, parfois il ne se passe rien, mais si on met en place une articulation sur les agencements divers, quelque chose peut se passer là. J'ai tendance à fragmenter la phrase :

(Il y a) (quelque chose) (qui se passe) (là).

Le "il y a", demanderait beaucoup de commentaires. Première dimension à explorer : "Il". "Il'' caractérise la dimension la plus proche de la deuxième topique de Freud : es. Es traduit par le Ça ! Mais il n'est pas possible de dire : ça y a ; "il" est neutre.

Y, met en question un lieu.

a : n'est pas un lieu, c'est le verbe avoir qui pose un problème complexe. En allemand c'est plus simple : "il y a'' se traduit par "es gibt''. Dans geben, on retrouve haben, le verbe avoir. Avoir est inséparable de donner ; on ne peut pas donner si on n'a pas, sauf dans une circonstance très particulière, variété sur la quelle insiste Lacan pour la démarquer de toute son aura de nourrissage, de maternage : l'amour. L'amour, c'est "donner ce qu'on n'a pas".

La traduction du "es gibt" par "il y a" est tout à fait justifiée. Mais l'allemand "es gibt" est moins précis car dans "il y a", "y" indique un lieu. On peut penser que, quand on dit "il y a quelque chose... là", "y" fait pléonasme avec le dernier mot : "là". Pléonasme qu'il faut garder parce que ça va spécifier de quel lieu il s'agit. Pris isolément, le "là" qui termine la phrase fait question, et risque d'entraîner un glissement : celui de l'analyse existentielle, du Dasein, de "l'être là". Si on en reste au niveau du Dasein, on en reste au bon ou au mauvais accueil, au niveau du confort. Ça ne suffit pas pour mettre en question ce qu'il en est de la spécificité de la psychose. ''Il y a", es gibt, implique déjà une démarche dans cette réflexion du "il y a quelque chose".

Mais il y a "quelque chose'', reste vague. Si vraiment "il y a quelque chose", on n'est plus dans l'homogène ; "quelque chose", est déjà presque de l'ordre du symbolique, c'est-à-dire d'une nécessité. Le concept de nécessité est de l'ordre symbolique, non imaginaire. Nécessité qu'il y ait un manque.

"Quelque chose", met donc en question un manque, un vide. Trop souvent on oublie cet aspect et l'on questionne : "tu es anxieux, qu'est-ce qui se passe ?" - "rien". Si c'est rien, c'est pire. Dès que la question est formulée il est déjà trop tard. C'est le parti-pris de beaucoup de gens qui ne veulent surtout pas se poser de questions. Mais alors, on ne parle pas de psychose, et l'on peut dire qu'il ne se passe rien, qu'il ne s'est rien passé.

Cependant, peut-être que "ça" a marqué quelque chose pour plus tard, et on ne le saura pas si on n'a pas un "appareillage" pour interpréter... ''Ce qui se passe", c'est peut-être la question... Vous mettez en place un Club, un système de réflexions, en tenant compte d'un champ aléatoire, pour essayer de dessiner "ce qui se passe". Pour rassurer (de façon louche, c'est toujours à double face) on ajoute : "là". On dit : "on va voir". On ne voit rien, mais c'est là. Par exemple au niveau de ce qui se passe, j'avais émis une certaine hypothèse il y a quelques années, en me servant de deux "béquilles'' : Heidegger et Lévinas. Peut-être n'étaient-ils pas contents de se rencontrer ! Je m'étais servi de la notion que Heidegger avait reprécisé dans cette conférence de 1962, "Zeit und Sein", ("le temps et l'être"), suite lointaine de "l'Etre et le Temps". J'en avais extrait cette notion de présence particulière : Anwesenheit : quelque chose est là qui va se déployer. Présence ayant quelque chose à voir avec ce qu'on peut appeler une émergence, non pas au sens d'aléthéia, mais de "déclosion", traduction d'un des mots fondamentaux de Heidegger : Unverborgenheit. Quelque chose va se manifester là sans être vu, ou, ça se voit tellement que ça crève les yeux ; mouvement d'une présence, déploiement. Cette ligne de déploiement d'une présence, j'avais été amené à la rapprocher de l'élaboration à propos du Dire, de Lévinas. Autrement dit, ''ce qui se passe", c'est du Dire, et de la présence au sens de Anwesenheit et Unverborgenheit. "Ce qui se passe" va permettre un déploiement de présence sous forme de dire. S'il y a possibilité qu'il y ait du Dire - le dire ne se manifeste pas d'une façon audible - ça va permettre qu'il y ait une articulation possible de la parole. Et c'est par la parole qu'advient le Dit. Le Dit est le résultat d'une machinerie, qui fait qu'on peut parler et qu'il peut y avoir du dire. C'est un travail permanent ; il y a une tendance des espaces du Dire à dégénérer en espaces de pseudo-confort ; on pourrait appeler ça un mouvement de "dédire".

Si on arrive à créer des espaces où il y a du Dire, ça permet d'avoir quelque chose qui va articuler l'espace avec ce qui peut en être d'une dimension analytique. J'ai déjà parlé de l'articulation de "l'espace du Dire" avec ce que G. Pankow appelle "greffe de transfert". Pour qu'il y ait greffe de transfert, il est nécessaire de travailler sur l'espace du Dire.

Il me semble que cette machinerie du dire se rapproche de ce que Lacan a formulé il y a plus de dix ans, en parlant de "lalangue". Lalangue, quelque chose qui n'a pas valeur universelle mais qui permet qu'il y ait de la langue (et des linguistes !). Ce n'est pas en effet parce qu'il y a la langue qu'il y a des linguistes, car comment pourraient-ils en avoir une notion personnelle s'il n'y avait pas cette machinerie de lalangue ? En continuant sur cette voie on est en prise directe, me semble-t-il, avec ce qu'il en est de la psychose. Dans la psychose, l'étoffe même qui est perturbée, sinon détruite, n'est-ce pas lalangue ?

"Quelque chose qui se passe" : c'est au niveau de lalangue, donc au niveau du dire. Comment avoir accès à ça ? Ce qui permet d'avoir accès à cet ensemble, c'est au niveau de ce qui est souvent le plus méconnu, parce que c'est tellement "là", au niveau de ce que Lacan a appelé le ''semblant". Si on dit : par quel bout attraper lalangue ? Comment peut-on prendre ça ? Comment gérer, agencer au niveau du ''semblant" ? On peut soutenir que tout est "semblant''. Ce n'est pas de la semblance , ce n'est pas de l'ordre de l'imitation, de la ressemblance. Dans l'exercice quotidien de la vie, on est au niveau du semblant. On n'est ni dans le symbolique, ni dans l'imaginaire, ni dans le réel ; bien sûr il y a tout ça à la fois, mais ça ne veut rien dire. Du fait même qu'on passe d'un état à un autre, d'un état de choses à un autre, il y a quelque chose qui est, non pas de l'ordre d'une décision, mais de l'ordre d'un passage. Ce qui justifie : "qu'est-ce qui se passe ?" Qu'est-ce qui détermine le passage d'un état de chose à un autre ? On peut le formuler autrement : qu'est-ce qui fait qu'il y a des variations du dire ?

Mais qu'est-ce que c'est ces ''états de chose" ? Nous pourrions évoquer quelques réflexions épistémologiques, en particulier en nous référant à Karl Otto Apel, et à son "pragmatisme transcendantal", ces états de chose étant travaillés par l'assertion. Du fait même qu'on les met en question, ce ne sont pas des états de choses en soi, mais des états de choses assertifs. Une autre façon de dire ce que disait Lacan : "Il n'y a de faits que de faits de discours" ; ce qui ne veut pas dire qu'on va diluer tout ça en ''mots". Le discours n'est pas la parole, ni le dit, ni le discourir, mais quelque chose qui se "manifeste", de l'ordre du dire. (Il définissait quelquefois l'analyse comme "un discours sans parole"). Il y a une série d'efforts, depuis quelques décennies, sur le plan de la réflexion théorique, pour essayer d'élaborer, de remettre en question l'esthétique transcendantale de Kant et en même temps d'élaborer une typologie des discours. Michel Serres, par exemple, le souligne, essayant de faire travailler différents registres, en les articulant dans par exemple ses approches de la peinture, (Carpaccio, Latour et d'autres), ébauchant une typologie des discours. Corrélativement, cette remise en question de l'esthétique transcendantale est déjà esquissée par la démarche de Freud. Malgré cela, la façon dont on envisage les oeuvres d'art oriente souvent vers une lecture du contenu, vers ce qu'on appelle naïvement "le sens'', bien que ce ne soit qu'une "signification" particulière. Une démarche un peu ''sensée'' devrait presque oublier le contenu. Ce qui est nécessaire pour aborder ce dont il s'agit, c'est d'abord d'inventer d'autres termes que ceux de l'analyse transcendantale ; celui de "semblant" me semble actuellement le plus pertinent.

Dans la typologie des discours, on a affaire à quoi ? Pas au symbolique pur, ni à l'imaginaire pur, mais au semblant. C'est à partir de là que se déclenche le passage d'un état de choses à l'autre. Mais le semblant en soi est presque universel. Si on laisse faire, ça fonctionne toujours, le semblant : les événements, l'administration, l'armée, la guerre, l'église, c'est toujours du semblant, une dimension générale. Des gens qui déclarent : "je suis spécialiste du symbolique" ou ''de l'imaginaire'' ou du "réel", sont en dehors de toute efficacité. Ces trois registres se nouent de façon complexe, d'où la topologie des registres symbolique, imaginaire, réel, dont le noeud borroméen est un essai d'articulation.

Qu'est-ce qui est spécifiquement opératoire dans le champ qui nous intéresse ? On ne le trouve pas, à mon avis, au niveau du noeud borroméen mais dans cette phrase : "il n'y a de faits que de faits de discours". C'est donc au niveau du discours qu'il faut travailler :

S1 semblant jouissance

S2 agent autre

$ sujet

a vérité production



semblant

agent


jouissance

autre

vérité




production



quatre cases fixes, universelles, où l'on constate que le semblant est toujours "assis" sur la vérité. On n'a affaire qu'au semblant, lequel peut se manifester par des petits détails. On est souvent inattentif ; il y a des processus qui se déclenchent parce qu'on est récupéré par des "abstraits" (le symbolique ou l'imaginaire) et pendant qu'on est préoccupé, le semblant continue ses manigances et déclenche des choses. La praxis analytique consiste peut-être dans le fait d'essayer d'investir, de prendre la place (au sens de Freud : besetzen, investir une place) du semblant. On va investir la place majeure à partir de quoi ça se déclenche, la place de l'agent du discours. Mais il ne faut pas y aller tout armé. On ne peut pas dire "c'est moi le médecin-chef et c'est à moi d'aller à cette place"... Qu'est-ce qui se manifesterait ? Un discours de perversion, l'étalage de tous les insignes phalliques, hiérarchiques (étymologique­ment : pouvoir du sacré, mais un sacré bien dégradé dans le siècle où nous sommes !) Pendant qu'on vient là, avec de grands airs, pour prendre la place du semblant et faire un discours, pendant ce temps, le semblant, lui, fonctionne. Le travail de Lacan est d'essayer d'extraire, dans l'épaisseur de n'importe quel discours : électoral, de président de la République, de l'analyste quand il ne sait plus
quoi faire, de celui du père en colère, de la femme en colère, de l'enfant en colère, dans n'importe quel discours, il essaie d 'isoler quatre éléments de quadrature .

S1 signifiant maître

S2le savoir

$ le sujet de l'inconscient

a objet et cause du désir, "plus-de-jouir"

Il les fait fonctionner dans le schéma des quatre cases fixes. Ces quatre éléments étaient déjà élaborés depuis longtemps. Lacan avait dit et redit : "un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant", le reste de toute l'opération étant "a".

S1 èS2

$ a

Le "a", c'est le paradoxe, et la cause de ce qui va suivre.

Dans cette typologie des quatre discours, le plus basal est le discours du maître. Et à partir de là, Lacan fait tourner les quatre éléments dans les quatre cases.

Un quart de tour : le discours de l'hystérique

$ èS1

aS2

$ vient investir la place de l'agent, du semblant. On voit ce qui va être produit : S2, le savoir ; l'hystérique est comme une vache à lait, la vache sacrée qu'on va traire. Le petit Freud a tété la vache sacrée de l'hystérie !... (C'est ce qu'il avait essayé de dire à Breuer : Anna O.... mais celui-ci est parti à Venise avant de savoir la suite...) Ce qui est produit c'est du savoir, et non la vérité. La vérité, elle, est ailleurs, dans l'autre case.

Freud dit qu'il est important d'essayer qu'il y ait par moment une conjonction du savoir et de la vérité. Le problème est alors le suivant : "Qu'est-ce que tu en sais, de la vérité ?" Dans une conjonction entre le savoir et la vérité, S2 vient donc investir la case de la vérité. Mais alors qu'est-ce qui investit la
place de l'agent ? C'est l'objet "a". C'est ce que Lacan appelle le discours analytique, le discours de l'analyste

a è $

S2S1

Pour compléter le petit jeu, on fait encore tourner d'un quart de tour : S2, le savoir, vient à la place de l'agent du discours,

S2 è a

S1 $

On voit que ce qui est produit, c'est $, le sujet de l'inconscient. C'est le discours universitaire, le savoir étant à la place de l'agent. Messieurs les professeurs, il y a une place d'agent !

Il n'y a de faits que de faits de discours (on reste très lacanien) ; M. le professeur va prendre la place de l'agent du service public, pour créer des sujets de l'inconscient complètement rénovés. Sauf qu'il ne s'aperçoit pas qu'il est assis sur la vérité ! Si on veut travailler quelque chose de l'ordre de la vérité, il faut donc revenir à cet espace du dire, qui a à voir avec lalangue. Il faut se servir du semblant, ne pas le laisser fonctionner tout seul ; sinon il y aura de l'hystérie, des contagions hystéro-paranoïaques, du fait de l'absence de maîtrise. Mais si on dit qu'on va faire venir un expert, il se met au niveau de l'agent et alors c'est une pagaille extraordinaire. Le discours du maître est le discours structural. Ce qui compte c'est le signifiant maître, mais il ne s'agit pas de l'incarner. Je ne fais qu'indiquer ici : le rapport entre S1 (l'agent du discours) et ce qu'il faudrait redéfinir : "l'ancestral", (pour reprendre le terme de Frege).

Lalangue, l'ancestral, le signifiant-maître, le semblant : ça met en question la structure même de l'inconscient. Le problème concret, c'est de savoir s'il est possible, par des manigances analytiques autour du semblant, d'obtenir un effet de "remise en circuit" d'un sujet égaré, d'un sujet déraillé ? Sujet déraillé : vieille expression à propos de la psychose. Dans quoi déraille-t-il ? Il déraille au niveau du symbolique : première approche. Un sujet "déraillé" se retrouve souvent sur une voie de garage ; il n'en sortira peut être jamais plus, il ne sera même plus capable d'être représenté au niveau d'un autre signifiant. La complexité est qu'on ne peut pas décider de mettre l'objet "a" à la place de l'agent. L'objet "a" ? C'est ce qui fait qu'il y a du fantasme. Il faut donc travailler au niveau du fantasme (non pas de la fantaisie), c'est-à-dire au niveau d'une articulation dont on a la meilleure approche par cette formulation qu'en donne Lacan : $ à a.

Ce qui est en question au niveau de la psychose, dans la structure même du psychotique, qui fait que précisément il y a psychose, c'est une destruction, une lésion au niveau de lalangue ... Ça apparaît dans des lésions du "champ transitionnel'' (Winnicott), ruptures, éclatements : il n'y a pas d'objet "a". Qu'il n'y ait pas d'objet "a" dans la psychose, ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas de fantasme (quoiqu'en disent certains). Il y a des fantasmes psychotiques, mais des fantasmes sans objet "a" ; à cette place de l'objet, on ne trouve qu'un ersatz, un "a" en "spaltung" : ce qui est la marque de la dissociation schizophrénique. L'ersatz de l'objet "a", ce sont des bouts de corps dispersés, ou, comme le dit J. Schotte, en "bribes et morceaux", qui viennent là, tenir lieu d'objet "a".

On travaille avec un petit noyau de gens qu'on appellerait (comme dit Jean Ayme) : des normosés, des normopathes, c'est-à-dire des gens qui ont des objets "a". On va donc se servir d'objets "a" pour constituer un lieu du dire ; c'est important que les gens qui travaillent là aient des objets ''a" normaux. Sur dix... cinq suffisent ; on fait la révolution avec moins que ça ! Le "décentralisme démocratique", comme dirait Félix Guattari...

Il serait bon de pouvoir embaucher des gens qui aient ''un objet "a'' mobile". Ça peut paraître bizarre, et compliqué, mais ça veut dire quelque chose de simple. Quelqu'un qui a un "a'' mobile, c'est quelqu'un qui peut passer très vite d'un discours à l'autre. Quelqu'un qui se fige dans un discours, qui met son "a" à la place de l'agent et n'en bouge plus, c'est aussi effrayant qu'un professeur qui ne bouge plus de sa place.

Encore une précision de Lacan : "qu'est-ce que le sens ?" Le sens, c'est le passage d'un discours à l'autre. Ce n'est donc pas dans un des discours, mais c'est le passage. Le discours du maître, le discours de l'analyste !... Ça ne suffit pas. Il faut, pour "faire sens", que le "a" circule. (Vous trouverez cette même idée dans un article de Jean-Michel Ribettes, me semble-t-il, sur l'articulation des discours : "Le Phalsus''). Ce qui compte c'est la rotation permanente, le changement de discours. Il n'y a sens qu'à condition de repérer, dans une certaines mesure, à quel moment c'est analytique ou pas. Il y a eu un moment analytique, au début de la réorganisation d'un certain espace. Je l'ai senti quand on m'a dit : M. B. (schizophrène ambulant, éternel nomadique, clochardisé ), M. B. est venu s'asseoir là - C'est vrai ? - Il y avait donc eu quelque chose... "Il y a'' - pas le hasard. J'ai eu d'autres exemples au même moment : il y avait eu là quelque chose d'un "effet analytique".
La translaboration

Voici donc esquissées, trop rapidement, quelques lignes, quelques arêtes d'une surface opératoire complexe. Nous n'en percevons souvent qu'une estompe. Mais cela justifie d'autant plus une certaine ascèse dans une rigueur difficile à tenir. Exercice de patience, traversée du désespoir, renoncement à toute réassurance. Dans cette passion du réel, il n'y a pas de législateur. Nous sommes confrontés à des objets tissés de hasard, loin de toute naïve déductibilité, toujours proches d'acting-out efficaces. Il n'existe pas de traces à déchiffrer dans ce champ que nous essayons de délimiter. Création ex-nihilo qui marque de sa subtilité toute démarche scripturaire qui, elle-même, n'est que transfert. A travers le brouillard d'une quotidienneté souvent insipide, quelque chose doit (au sens de "sollen") se dessiner. Démarche éthique, entravée par les habitudes toujours complices d'un état de faits : l'oppression, la ségrégation, le ''bon-vouloir” technocratique, etc. Démarche rendue tortueuse du fait même de son "insolite", et du fait que la structure psychotique exige la récollection d'un certain nombre de “personae dramatis”, une certaine multiréférenciabilité (pour reprendre une notion de François. Tosquelles), le psychotique ne pouvant plus se nourrir de l’illusion confortante de l’unité. Autrement dit, le processus psychothérapique (analytique), même s'il se repère sur une personne, se répercute quasi-directement sur d'autres facteurs qui ont une existence concrète : personnes réelles ou imaginaires, choses, lieux... Configuration, ou constellation, que nous schématisons souvent par la formule : [n facteurs + (-1)]. Le paradoxe peut apparaître, surtout que nous ne croyons guère à la vertu des groupes. Ceux-ci, en effet, comme nous l'avons dit précédemment, tendent vite à se refermer dans une structure ''moïque" : le "Nous". Mais nous ne pouvons guère nous y soustraire. D'où la nécessité d'en déjouer autant que possible les artefacts - qu'il serait trop facile de verser dans la catégorie d'une quelconque "résistance" à la thérapeutique - par ce que nous nommons une "stratégie analytique''. Stratégie dans un champ composé de systèmes aléatoires. Mais cette stratégie ne peut être que "collective" : c'est-à-dire le fait d'un "collectif'',. que nous différencions radicalement d'un "groupe''. Ce "collectif", en effet, doit tenir compte des conjonctions, des disjonctions, des rencontres véritables (où se conjuguent hasard et "réel'' : tugkanon), des signifiants égarés, d'un réseau de relations fantasmatiques enchâssées dans une réalité socio-économique d'une inertie insoupçonnée, de personnages vivants inextricablement investis par les "entours" des structures psychotiques : réseau proche de l'automaton, au sens d'Aristote. D'où l'analogie que nous en donnions d'une dimension de transfini : ce quasi-ensemble infini dénombrable venant se concrétiser dans le Collectif sur une forme résultant d'un quasi-ensemble des "parties" de cet infini dénombrable. C'est à ce niveau d'apparente abstraction que nous constituons un "opérateur" qui peut prendre en considération la stratégie analytique. Nous sommes donc dans une situation difficile, toujours à la limite de récupérations idéologiques simplistes. Surtout que les états d'équilibre auxquels nous avons affaire obéissent eux-mêmes à une logique spécifique, où les chaînes de causalité ne sont pas linéaires, s'apparentant si l'on veut aux systèmes de "bifurcation", aux équilibres dissipatifs (d'I. Prigogyne), obéissant aux lois de la théorie des catastrophes (de R. Thom). Il n'y a plus simple relation entre "causes'' et "effets", mais des systèmes de compensation entre ''variables de contrôle" et "variables d'état".

Ces vues approximatives traduisent, au niveau du Collectif, les architectonies plus ou moins précaires qui constituent la sous-jacence de ce champ particulier. La mise en place d'éléments tels que les différents organes d'un "Club thérapeutique", l'ordonnancement de groupes variés, l'institutionnalisation de responsabilisations, les chaînes des ''rapports complémentaires" (au sens de Dupréel), ne font que souligner de façon concrète ce qui est nécessaire pour lutter contre la pression aliénante de la Société ambiante et rendre possible "qu'il se passe quelque chose, là". D'où la nécessité de définir des praticables pour que réapparaissent des lieux, des espaces, des "scènes" : afin que la multiréférenciabilité transférentielle puisse se fixer, là. Pour que le transfert ne reste pas flottant, diffus, éparpillé et s'approprie un tenant-lieu de fantasme : plate-forme logique, phrastique, où s'esquisse un scénario, tapissant de façon précaire le réel mis à nu par le processus psychotique. Plate-forme, carrefour, "espaces du dire", profilant dans le lointain l'espace de la subjectivité la plus singulière : l'espace transitionnel. Autrement dit, créer "collectivement" quelque chose qui permette une "greffe de transfert" (G. Pankow), quelque chose qui puisse tenir compte de ce qui vient lester le fantasme : l'objet "a'', ou, chez le psychotique, ce qui en tient lieu. D'où l'expression condensée , un peu imagée, de "greffe d'espace". N'avons-nous pas le devoir de rendre "habitables" ces lieux désertiques, paradoxalement pleins de rumeurs, d'agitation ''normale'', d'idées toutes faites ? Lieux désertiques dans lesquels se sont égarés, souvent à jamais, ceux que nous nommons psychotiques. C'est à ce travail gigantesque qu'est affrontée toute théorie des psychoses ; c'est ce travail obscur qui sous-tend plus ou moins implicitement ce que nous nommons encore "psychothérapie institutionnelle", laquelle inclut l'analyse proprement dite. L'écart est grand entre ces préliminaires et la réalisation concrète de cette perlaboration, translaboration, "Durcharbeitung". L'objet "a" : "enforme" du grand Autre, "mise en scène" du grand Autre. Nous n'en sommes qu'au balbutiement. Espérons que les mouvements du "siècle" n'en obtureront pas à jamais la possibilité. Mais rien n'est moins sûr !

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