Transfert et espace du dire
Texte publié dans L'information psychiatrique, 59, 3, 1983
Jean Oury
Clinique de la Borde
''Il n 'y a pas d 'autre entrée pour le sujet dans le réel que le fantasme''.
J. Lacan.
Nous voudrions essayer de définir ce qui est en question dans une entreprise de psychothérapie des psychoses. La "prise en charge" d'un psychotique n'est pas une démarche naturelle. C'est une décision qui est prise, non pas uniquement par le psychiatre, ou l'analyste, mais par un consensus dont participe un nombre indéterminé de "personae dramatis". Cette décision inaugure un mouvement qui va à contre-courant de tout ce qui est édifié par un complexe psychosocial finement historié, dont beaucoup de participants sont disparus. Cette entreprise implique donc une démarche critique, polydimensionnelle, bâtie sur des systèmes disjonctifs et des liaisons souvent inextricables : points de convergence, surfaces d'équilibre, entrecroisements de registres contradictoires, affrontements indécidables, entretenant des pressions aliénantes, réductrices. Toute démarche psychothérapique implique donc une sorte de coupure, de saut qualitatif, de scandale aboutissant, tout au moins pour un temps, à cette "collusion autopathique" dont parle Kierkegaard. Mais cela n'exclut pas, bien au contraire, l'exercice tenace d'une patience et d'une vigilance, bien au-delà de l'alternative de l'activisme ou de la passivité. La question est d'autant plus difficile que nous sommes pris, thérapeutes ou "patients", dans le même consensus d'aliénation sociale, dans la même histoire, qui nous impose des idées, des préjugés, des tournures d'esprit, des prises de position métaphysiques, une sorte "d'endoxalité" chronique dont la finalité est de faire écran, sinon d'expulser le fait psychotique proprement dit, infiltrant toute démarche "scientifique" de mesures ségrégatives, plus ou moins patentes.
La dissociation schizophrénique, par ses manifestations hallucinatoires, délirantes, autistiques, est pétrie d'ambivalence, de transitivisme, ou Autrui est déjà là, depuis toujours, dans son opacité intraitable. Quasi-transcendance du psychotique dont l'insertion dans notre monde doit pouvoir s'orienter vers une dimension éthique : choix existentiel qui exige la mise en place d'un appareillage technique inséparable d'une théorisation rigoureuse. Celle-ci n'est que la traduction indispensable de ce qu'on fait.
Le but de cet article est donc d'esquisser les divers éléments, les différents facteurs qui s'articulent dans une démarche que nous pourrions dénommer, pour paraphraser un article de J. Lacan : "Questions préliminaires à tout traitement de la psychose", ces questions préliminaires s'inscrivant ici dans une dimension collective, institutionnelle.
Nous distinguons, dans cet itinéraire, trois chapitres, que nous intitulons :
1 ) Déblayage d'un certain champ
2 ) Conquête d'espaces du dire
3 ) La translaboration
Points de repère, balisage, dont la précarité ne prétend à aucune formulation d'algorithmes. Chantier dans un faisceau de systèmes aléatoires ; tout reste encore à faire, étant donné que ce qui est en question (thérapie, analyse des psychoses, etc.) n'en est qu'à ses balbutiements. Façon de se protéger contre tout "constructivisme" hâtif, face négative d'un empirisme confusionnel qui méconnaît la misère dans laquelle nous luttons quotidiennement afin d'essayer de préserver, encore, ce qui nous semble digne de l'être. D'où une exigence de rigueur qui doit nous inciter à creuser quelques sillons dans notre cheminement obscur
Déblayage d'un certain champ
Nous sommes plongés dans des réseaux, des complexes microsociaux, happés par les techniques, les recettes, les parti-pris. Il est à priori difficile de tenir compte de ce qui se passe sans glisser vers un activisme ou un attentisme (lequel n'est que l'envers du premier) et de se ranger sous la bannière du "ça va de soi", "qu'on ne changera pas l'ordre du monde"... Il y a le secteur, les établissements, les clubs... Manière de rendre la vie, traditionnellement asilaire, et concentrationnaire, un peu plus vivable : prise sur la réalité, la vie quotidienne. Mais la mise en place d'un tel appareillage ne vaut pas seulement pour le champ psychiatrique : elle vaut aussi pour l'école, l'usine, les H.L.M. Il n'y a là rien de spécifique. Cette démarche générale est nécessaire mais non suffisante ; elle permet de dégager des espaces un peu vivables, qui ne soient pas bombardés par l'oppression, la ségrégation, les habitudes de pensée, les préjugés. C'est dans cette dimension qu'on en était arrivé à dire qu'un des opérateurs les plus efficaces était ce qu'on a intitulé "Club thérapeutique". Sa fonction essentielle est d'essayer de maintenir des espaces un peu libres, non encombrés par la pathoplastie. Il y a là un champ non négligeable, celui de la réalité, de la quotidienneté : faire le ménage, mettre des fleurs sur les tables, afin que les gens ne croupissent pas en cellule...
François Tosquelles, depuis une quarantaine d'années, d'abord en Espagne (avant Franco) puis en France (en particulier à l'hôpital psychiatrique de St Alban) souligne l'importance d'une dimension interrelationnelle, d'ordre microsociologique : espaces, interrelations, histoire personnelle de chacun... Bien sûr, dans la psychose, la relation à autrui est perturbée ; mais pas seulement. Gisela Pankow indique également qu'un des aspects de la psychose est un trouble du Miteinandersein, de ''l'être-avec-l'autre". Mais il ne suffit pas de mettre les gens "avec", en groupes. La démarche analytique n'a pas pour vocation d'essayer que ça marche au niveau de "l'avec" ; son orientation fondamentale est de déclencher un processus de remaniement des articulations du sujet dans l'Inconscient, à la faveur du transfert dans sa relation avec les signifiants .
L'implantation de "Clubs", à l'intérieur des hôpitaux, a demandé plusieurs années. Il était important que les usagers de telles entreprises admettent ces intrusions à l'intérieur de systèmes rigides. Par le biais des "Associations loi 1901'', développées par exemple par les "Sociétés d'Hygiène Mentale de la Croix Marine", officialisées à Clermont-Ferrand en 1949, F. Tosquelles a pu proposer (Congrès de Pau, 1953) la constitution de "comités hospitaliers" à l'intérieur des hôpitaux, cadres juridiques qui permettraient de développer des clubs thérapeutiques. C'était essayer de transformer ce mouvement d'essence charitable (placements familiaux, foyers, etc.) en un mouvement plus concret de gestion des "soins" à l'intérieur des établissements psychiatriques. L'ergothérapie , la sociothérapie pouvaient, à condition que le comité hospitalier soit autre chose qu'une simple fiction juridique, être contractuellement détachées de l'hôpital gestionnaire et intégrées au comité dont l'organisation, le fonctionnement pourraient être confiés au collectif des "malades", aidés par les membres du ''personnel". C'était mettre en place des éléments concrets d'une possible transformation du statut des hospitalisés, personnes sans droit, sans responsabilité, souvent exploitées ; ils recouvraient par ce biais un statut de responsabilité juridique, de gestionnaires, de producteurs, possédant collectivement des outils, des systèmes d'échanges, des moyens de production. C'était favoriser un processus de désaliénation au coeur même des organismes de soins les plus aliénés. Démarche nécessaire indispensable pour resituer chacun, hospitalisé ou non, dans sa dignité humaine.
Donc, mise en place d'un opérateur collectif, pour déblayer un certain espace de travail qui ne soit pas envahi par la récupération, par la ségrégation. Parallèlement, dans le même esprit, Georges Daumézon et Germaine Le Guillant ont organisé, à partir de 1949, des stages pour les infirmiers (stages C.E.M.E.A.). C'est sous la pression de ce qui se passait à St Alban et dans les stages divers que le ministère a élaboré le décret du 4 février 1958, qui "recommandait" la création dans les H.P. de comités hospitaliers, ou organismes similaires. Etant devenu quasi-obligatoire, ce fut donc quelquefois désastreux.
En effet ce qui est en question souvent ne se voit pas. Pourtant tout le monde cherche à "voir". Mais la spécificité ce n'est pas le
voir, ni l'entendu, c'est autre chose. Il est important de délimiter un champ autre que celui de la réalité , de l'activisme ; est-ce au niveau des fantasmes ? "Ce qui se passe", une fois déblayée la ''réalité", ce sont des nuances, qu'on ne "voit" ni dans les groupes, ni dans nos constructions imaginaires.
Tosquelles soulignait que nous travaillions au niveau des fantasmes ; c'était une manière d'indiquer l'importance de l'inconscient. L'inconscient est un concept. Il n'existe pas, il ek-siste. Il faut en tenir compte ; bien qu'il ne soit pas de l'ordre de "l'être-là", du Dasein. Dans le déclenchement ou l'arrêt de systèmes interprétatifs, on sait bien qu'on a affaire à quelque chose qui n'est pas dans la réalité. Les systèmes plus ou moins paranoïdes peuvent être réactivés par une réflexion souvent très banale, un geste, une salutation, etc. D'où certaines catastrophes quelquefois mortelles. De quoi s'agit-il donc ? Il est intéressant d'introduire les registres du symbolique, de l'imaginaire et du réel. Le réel ce n'est pas la réalité. Mais ces trois registres doivent s'articuler, se nouer (d'où l'intérêt des anneaux borroméens ). A ce propos, il me semble extrêmement important de rappeler la formulation du fantasme : $ à a. D'où des approches diverses. Par exemple celle de G.Pankow : la restructuration symbolique, les "greffes" de transfert, etc. D'une façon un peu caricaturale, on peut parler de fantasmes artificiels.
La structure fondamentale du fantasme est de l'ordre d'un scénario, un scénario phrastique. On peut le déchiffrer dans un collectif. Quelquefois des gens ont des rêves similaires ; il y a quelque chose de commun. Il y a des lieux indexés fantasmatiquement, comme dans un village : des lieux sacrés, des lieux de passage. Des sillons se dessinent. Espèce d'inconscient topographique. Il se passe des choses, dans certains lieux. Il y a des pistes où il y a des signifiants, des choses lourdes. Si on met d'autres choses en place sans en tenir compte, ça change la configuration fantasmatique. Celle-ci peut se manifester dans un éclair de l'ordre de ce que Lacan appelait "l'instant de voir". D'autres lieux, plus problématiques, apparaissent dans des rêves. Dans ces espaces variés, il y a une effervescence fantasmatique souvent méconnue.
Si on ne fait pas attention à ces choses-là, on glisse vers le simple "nettoyage" : idéologie redoutable qui peut, dans certains cas, faire émerger des fantaisies collectives de l'ordre de l'euthanasie. Lisez dans "L'Information Psychiatrique" de janvier 1982 un petit article remarquable :
Premier septembre 39 : invasion de la Pologne par Hitler ; le même jour, Hitler signe un décret donnant le pouvoir à un certain Docteur Brandt de faire une sélection dans les hôpitaux du grand Reich afin de recenser les incurables et de "faire ce qu'il faut" le plus rapidement possible. De 1939 à 42, par les fours crématoires, les injections, la faim : 100.000 malades mentaux ont été exterminés. Dans le même numéro, deux articles de psychiatres italiens : ils parlent des effets de la loi italienne de 78 sur la suppression des hôpitaux psychiatriques. Augmentation des quartiers de sûreté, surcharge des cliniques privées, petites annonces dans les journaux pour "soigner son psychotique à domicile" (moyens de contention, etc.). La loi "libératrice" avait des arguments administratifs ! Modalité subtile d'extermination des malades mentaux, souvenir lointain de l'époque mussolinienne ? La "maladie" peut être contagieuse, en France comme dans d'autres pays. D'où l'importance de tenir compte des effervescences du fantasme. Il y a de l'inconscient. Mais, si on le veut, il n'y en a pas ; c'est bien ce paradoxe qui explique qu'on se heurte, d'une façon répétitive, à la question des rapports entre le psychanalyse et l'institution !
Conquête d'espaces du "dire"
C'est dans cette dimension que, depuis des années, nous insistons sur la nécessité de créer collectivement des espaces où quelque chose puisse se produire. En général, "ce qu'on fait" reste bien en deçà de ''ce qu'on essaie de faire". Il faut définir un champ spécifique. On a souvent essayé de faire appel à d'autres disciplines : la micro sociologie, la linguistique, le structuralisme, Freud, toutes les variétés de psychothérapie de groupe (Moreno et dérivés), la notion de champ social de Kurt Lewin ; tout cela joue effectivement mais peut camoufler la spécificité. Comme en médecine : on utilise la chimie, la physique, les sciences naturelles. Ce sont simplement des appuis qui ne doivent pas faire négliger la théorisation d'une certaine spécificité.
On a assisté, par exemple, à des écrasements de cette spécificité par inflation des critères d'une microsociologie mal comprise : "la schizophrénie, ça n'existe pas", "l'endogène, c'est réactionnaire"...
Cette effervescence idéologique reste actuelle. L'inconscient c'est aussi comme ça. Dans certaines réunions, on lève la main : "je peux parler ?"-"Oui". (C'est démocratique). On dit : "l'inconscient"-"connais pas"-."Il y avait Freud..."-"c'est dépassé, c'était un petit bourgeois" etc.
L'espace du dire n'est pas une pure noèse, c'est au contraire quelque chose d'extrêmement concret, c'est la matérialité même, ça exige donc une critique de ce qu'il en est du ''matériau''. Avec quoi travaille-t-on ? Ca recoupe les discussions des années 50 : ceux qui privilégient essentiellement la réalité, les activités, les aménagements des lieux, et ceux qui, sans négliger cet aspect, insistent sur les problèmes tels que : fantasme, transfert... On travaille en effet non pas au niveau des configurations spatiales architecturales mais avec
des choses plus "matérielles". D'où l'opposition entre matérialisme dialectique et matérialisme vulgaire. Souvenez-vous de la critique de Marx (des thèses de Feuerbach) à propos des rapports de "l'homme" et de la "nature".
J'ai toujours distingué les groupes et cette version collective "du moi" : le nous, de ce que j'ai appelé "le collectif''. Le collectif, c'est un opérateur qui peut agencer la conjonction et la disjonction dans des systèmes aléatoires. Il est de l'ordre d'une dimension transfinie. A partir de là, il peut y avoir, non pas un calcul de ''programmation" mais une sorte de mise en place d'algorithmes dans des systèmes aléatoires. Précaution méthodologique pour ne pas rester dans le "général" afin d'impliquer le “singulier” dans les paramètres. Un peu dans la même perspective que Kierkegaard, dans sa polémique contre les "post-hégéliens", contre les gens du système qui restent dans le général. Mais ce serait trop vite dit de dire que le saut qualitatif de Kierkegaard est de sauter à pieds joints dans le singulier. Il parle d'un certain scandale : celui de la contemporanéité. Il se met lui-même en question permanente, au niveau du désespoir. Passage du général, qui est de l'ordre ontologique, à l'existentiel. On pourrait dire que l'existentiel est de l'ordre de l'inscription ; ça ne veut pas dire que la non inscription est de l'ordre du général. Tout un travail dans la sphère du scandale, du paradoxe est fait pour qu'il y ait inscription. L'inscription du "quelque chose se passe là" est un effet de l'interprétation. Quand on nous demande : "que faites-vous dans ce travail ? " On pourrait répondre - si ce n'était pas récupéré par les mauvaises langues ! - que nous sommes des "interprétateurs." Le travail "noble'' c'est l'interprétation, l'interprétation au niveau du Dire.
On voit se profiler sur cette ligne de l'interprétation : le désir, l'objet "a'', le ''zéro absolu'', etc. Mais qui interprète ? Dans une attention un peu flottante, de façon trop rapide, j'aurais tendance à dire : ce n'est pas toi, ce n'est pas moi, ce n'est pas de l'ordre moïque. C'est "il" .
"Il". Bien sûr : "Il, donc" : c'est la formule condensée de l'interprétation.
Mais derrière le "il" ? Qu'en est-il de "l'illéité " (expression de R. Laporte et E. Lévinas) ? Le "il", c'est la position neutre. L'interprétation n'est pas une profération de l'analyste ; ça se passe souvent dans l'entre-deux, entre deux séances. Il se "passe" quelque chose, prévisible ou non, qui peut être de l'ordre du "hasard objectif", cher aux surréalistes, et qui fait interprétation. Le hasard des rencontres peut faire interprétation, évoquant une dimension délirante . La fonction du délire : inventive, prospective.
J'ai donc insisté sur la mise en place d'espaces, de lieux où il puisse se passer quelque chose. ''Jachères'', lieux de ''porrection", espaces du dire... fonctions de l'accueil. Ca pourrait se formuler ainsi : "Il y a quelque chose qui se passe là". Souvent on ne sait pas quoi, parfois il ne se passe rien, mais si on met en place une articulation sur les agencements divers, quelque chose peut se passer là. J'ai tendance à fragmenter la phrase :
(Il y a) (quelque chose) (qui se passe) (là).
Le "il y a", demanderait beaucoup de commentaires. Première dimension à explorer : "Il". "Il'' caractérise la dimension la plus proche de la deuxième topique de Freud : es. Es traduit par le Ça ! Mais il n'est pas possible de dire : ça y a ; "il" est neutre.
Y, met en question un lieu.
a : n'est pas un lieu, c'est le verbe avoir qui pose un problème complexe. En allemand c'est plus simple : "il y a'' se traduit par "es gibt''. Dans geben, on retrouve haben, le verbe avoir. Avoir est inséparable de donner ; on ne peut pas donner si on n'a pas, sauf dans une circonstance très particulière, variété sur la quelle insiste Lacan pour la démarquer de toute son aura de nourrissage, de maternage : l'amour. L'amour, c'est "donner ce qu'on n'a pas".
La traduction du "es gibt" par "il y a" est tout à fait justifiée. Mais l'allemand "es gibt" est moins précis car dans "il y a", "y" indique un lieu. On peut penser que, quand on dit "il y a quelque chose... là", "y" fait pléonasme avec le dernier mot : "là". Pléonasme qu'il faut garder parce que ça va spécifier de quel lieu il s'agit. Pris isolément, le "là" qui termine la phrase fait question, et risque d'entraîner un glissement : celui de l'analyse existentielle, du Dasein, de "l'être là". Si on en reste au niveau du Dasein, on en reste au bon ou au mauvais accueil, au niveau du confort. Ça ne suffit pas pour mettre en question ce qu'il en est de la spécificité de la psychose. ''Il y a", es gibt, implique déjà une démarche dans cette réflexion du "il y a quelque chose".
Mais il y a "quelque chose'', reste vague. Si vraiment "il y a quelque chose", on n'est plus dans l'homogène ; "quelque chose", est déjà presque de l'ordre du symbolique, c'est-à-dire d'une nécessité. Le concept de nécessité est de l'ordre symbolique, non imaginaire. Nécessité qu'il y ait un manque.
"Quelque chose", met donc en question un manque, un vide. Trop souvent on oublie cet aspect et l'on questionne : "tu es anxieux, qu'est-ce qui se passe ?" - "rien". Si c'est rien, c'est pire. Dès que la question est formulée il est déjà trop tard. C'est le parti-pris de beaucoup de gens qui ne veulent surtout pas se poser de questions. Mais alors, on ne parle pas de psychose, et l'on peut dire qu'il ne se passe rien, qu'il ne s'est rien passé.
Cependant, peut-être que "ça" a marqué quelque chose pour plus tard, et on ne le saura pas si on n'a pas un "appareillage" pour interpréter... ''Ce qui se passe", c'est peut-être la question... Vous mettez en place un Club, un système de réflexions, en tenant compte d'un champ aléatoire, pour essayer de dessiner "ce qui se passe". Pour rassurer (de façon louche, c'est toujours à double face) on ajoute : "là". On dit : "on va voir". On ne voit rien, mais c'est là. Par exemple au niveau de ce qui se passe, j'avais émis une certaine hypothèse il y a quelques années, en me servant de deux "béquilles'' : Heidegger et Lévinas. Peut-être n'étaient-ils pas contents de se rencontrer ! Je m'étais servi de la notion que Heidegger avait reprécisé dans cette conférence de 1962, "Zeit und Sein", ("le temps et l'être"), suite lointaine de "l'Etre et le Temps". J'en avais extrait cette notion de présence particulière : Anwesenheit : quelque chose est là qui va se déployer. Présence ayant quelque chose à voir avec ce qu'on peut appeler une émergence, non pas au sens d'aléthéia, mais de "déclosion", traduction d'un des mots fondamentaux de Heidegger : Unverborgenheit. Quelque chose va se manifester là sans être vu, ou, ça se voit tellement que ça crève les yeux ; mouvement d'une présence, déploiement. Cette ligne de déploiement d'une présence, j'avais été amené à la rapprocher de l'élaboration à propos du Dire, de Lévinas. Autrement dit, ''ce qui se passe", c'est du Dire, et de la présence au sens de Anwesenheit et Unverborgenheit. "Ce qui se passe" va permettre un déploiement de présence sous forme de dire. S'il y a possibilité qu'il y ait du Dire - le dire ne se manifeste pas d'une façon audible - ça va permettre qu'il y ait une articulation possible de la parole. Et c'est par la parole qu'advient le Dit. Le Dit est le résultat d'une machinerie, qui fait qu'on peut parler et qu'il peut y avoir du dire. C'est un travail permanent ; il y a une tendance des espaces du Dire à dégénérer en espaces de pseudo-confort ; on pourrait appeler ça un mouvement de "dédire".
Si on arrive à créer des espaces où il y a du Dire, ça permet d'avoir quelque chose qui va articuler l'espace avec ce qui peut en être d'une dimension analytique. J'ai déjà parlé de l'articulation de "l'espace du Dire" avec ce que G. Pankow appelle "greffe de transfert". Pour qu'il y ait greffe de transfert, il est nécessaire de travailler sur l'espace du Dire.
Il me semble que cette machinerie du dire se rapproche de ce que Lacan a formulé il y a plus de dix ans, en parlant de "lalangue". Lalangue, quelque chose qui n'a pas valeur universelle mais qui permet qu'il y ait de la langue (et des linguistes !). Ce n'est pas en effet parce qu'il y a la langue qu'il y a des linguistes, car comment pourraient-ils en avoir une notion personnelle s'il n'y avait pas cette machinerie de lalangue ? En continuant sur cette voie on est en prise directe, me semble-t-il, avec ce qu'il en est de la psychose. Dans la psychose, l'étoffe même qui est perturbée, sinon détruite, n'est-ce pas lalangue ?
"Quelque chose qui se passe" : c'est au niveau de lalangue, donc au niveau du dire. Comment avoir accès à ça ? Ce qui permet d'avoir accès à cet ensemble, c'est au niveau de ce qui est souvent le plus méconnu, parce que c'est tellement "là", au niveau de ce que Lacan a appelé le ''semblant". Si on dit : par quel bout attraper lalangue ? Comment peut-on prendre ça ? Comment gérer, agencer au niveau du ''semblant" ? On peut soutenir que tout est "semblant''. Ce n'est pas de la semblance , ce n'est pas de l'ordre de l'imitation, de la ressemblance. Dans l'exercice quotidien de la vie, on est au niveau du semblant. On n'est ni dans le symbolique, ni dans l'imaginaire, ni dans le réel ; bien sûr il y a tout ça à la fois, mais ça ne veut rien dire. Du fait même qu'on passe d'un état à un autre, d'un état de choses à un autre, il y a quelque chose qui est, non pas de l'ordre d'une décision, mais de l'ordre d'un passage. Ce qui justifie : "qu'est-ce qui se passe ?" Qu'est-ce qui détermine le passage d'un état de chose à un autre ? On peut le formuler autrement : qu'est-ce qui fait qu'il y a des variations du dire ?
Mais qu'est-ce que c'est ces ''états de chose" ? Nous pourrions évoquer quelques réflexions épistémologiques, en particulier en nous référant à Karl Otto Apel, et à son "pragmatisme transcendantal", ces états de chose étant travaillés par l'assertion. Du fait même qu'on les met en question, ce ne sont pas des états de choses en soi, mais des états de choses assertifs. Une autre façon de dire ce que disait Lacan : "Il n'y a de faits que de faits de discours" ; ce qui ne veut pas dire qu'on va diluer tout ça en ''mots". Le discours n'est pas la parole, ni le dit, ni le discourir, mais quelque chose qui se "manifeste", de l'ordre du dire. (Il définissait quelquefois l'analyse comme "un discours sans parole"). Il y a une série d'efforts, depuis quelques décennies, sur le plan de la réflexion théorique, pour essayer d'élaborer, de remettre en question l'esthétique transcendantale de Kant et en même temps d'élaborer une typologie des discours. Michel Serres, par exemple, le souligne, essayant de faire travailler différents registres, en les articulant dans par exemple ses approches de la peinture, (Carpaccio, Latour et d'autres), ébauchant une typologie des discours. Corrélativement, cette remise en question de l'esthétique transcendantale est déjà esquissée par la démarche de Freud. Malgré cela, la façon dont on envisage les oeuvres d'art oriente souvent vers une lecture du contenu, vers ce qu'on appelle naïvement "le sens'', bien que ce ne soit qu'une "signification" particulière. Une démarche un peu ''sensée'' devrait presque oublier le contenu. Ce qui est nécessaire pour aborder ce dont il s'agit, c'est d'abord d'inventer d'autres termes que ceux de l'analyse transcendantale ; celui de "semblant" me semble actuellement le plus pertinent.
Dans la typologie des discours, on a affaire à quoi ? Pas au symbolique pur, ni à l'imaginaire pur, mais au semblant. C'est à partir de là que se déclenche le passage d'un état de choses à l'autre. Mais le semblant en soi est presque universel. Si on laisse faire, ça fonctionne toujours, le semblant : les événements, l'administration, l'armée, la guerre, l'église, c'est toujours du semblant, une dimension générale. Des gens qui déclarent : "je suis spécialiste du symbolique" ou ''de l'imaginaire'' ou du "réel", sont en dehors de toute efficacité. Ces trois registres se nouent de façon complexe, d'où la topologie des registres symbolique, imaginaire, réel, dont le noeud borroméen est un essai d'articulation.
Qu'est-ce qui est spécifiquement opératoire dans le champ qui nous intéresse ? On ne le trouve pas, à mon avis, au niveau du noeud borroméen mais dans cette phrase : "il n'y a de faits que de faits de discours". C'est donc au niveau du discours qu'il faut travailler :
S1 semblant jouissance
S2 agent autre
$ sujet
a vérité production
semblant
agent
jouissance
autre
vérité
production
quatre cases fixes, universelles, où l'on constate que le semblant est toujours "assis" sur la vérité. On n'a affaire qu'au semblant, lequel peut se manifester par des petits détails. On est souvent inattentif ; il y a des processus qui se déclenchent parce qu'on est récupéré par des "abstraits" (le symbolique ou l'imaginaire) et pendant qu'on est préoccupé, le semblant continue ses manigances et déclenche des choses. La praxis analytique consiste peut-être dans le fait d'essayer d'investir, de prendre la place (au sens de Freud : besetzen, investir une place) du semblant. On va investir la place majeure à partir de quoi ça se déclenche, la place de l'agent du discours. Mais il ne faut pas y aller tout armé. On ne peut pas dire "c'est moi le médecin-chef et c'est à moi d'aller à cette place"... Qu'est-ce qui se manifesterait ? Un discours de perversion, l'étalage de tous les insignes phalliques, hiérarchiques (étymologiquement : pouvoir du sacré, mais un sacré bien dégradé dans le siècle où nous sommes !) Pendant qu'on vient là, avec de grands airs, pour prendre la place du semblant et faire un discours, pendant ce temps, le semblant, lui, fonctionne. Le travail de Lacan est d'essayer d'extraire, dans l'épaisseur de n'importe quel discours : électoral, de président de la République, de l'analyste quand il ne sait plus
quoi faire, de celui du père en colère, de la femme en colère, de l'enfant en colère, dans n'importe quel discours, il essaie d 'isoler quatre éléments de quadrature .
S1 signifiant maître
S2le savoir
$ le sujet de l'inconscient
a objet et cause du désir, "plus-de-jouir"
Il les fait fonctionner dans le schéma des quatre cases fixes. Ces quatre éléments étaient déjà élaborés depuis longtemps. Lacan avait dit et redit : "un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant", le reste de toute l'opération étant "a".
S1 èS2
$ a
Le "a", c'est le paradoxe, et la cause de ce qui va suivre.
Dans cette typologie des quatre discours, le plus basal est le discours du maître. Et à partir de là, Lacan fait tourner les quatre éléments dans les quatre cases.
Un quart de tour : le discours de l'hystérique
$ èS1
aS2
$ vient investir la place de l'agent, du semblant. On voit ce qui va être produit : S2, le savoir ; l'hystérique est comme une vache à lait, la vache sacrée qu'on va traire. Le petit Freud a tété la vache sacrée de l'hystérie !... (C'est ce qu'il avait essayé de dire à Breuer : Anna O.... mais celui-ci est parti à Venise avant de savoir la suite...) Ce qui est produit c'est du savoir, et non la vérité. La vérité, elle, est ailleurs, dans l'autre case.
Freud dit qu'il est important d'essayer qu'il y ait par moment une conjonction du savoir et de la vérité. Le problème est alors le suivant : "Qu'est-ce que tu en sais, de la vérité ?" Dans une conjonction entre le savoir et la vérité, S2 vient donc investir la case de la vérité. Mais alors qu'est-ce qui investit la
place de l'agent ? C'est l'objet "a". C'est ce que Lacan appelle le discours analytique, le discours de l'analyste
a è $
S2S1
Pour compléter le petit jeu, on fait encore tourner d'un quart de tour : S2, le savoir, vient à la place de l'agent du discours,
S2 è a
S1 $
On voit que ce qui est produit, c'est $, le sujet de l'inconscient. C'est le discours universitaire, le savoir étant à la place de l'agent. Messieurs les professeurs, il y a une place d'agent !
Il n'y a de faits que de faits de discours (on reste très lacanien) ; M. le professeur va prendre la place de l'agent du service public, pour créer des sujets de l'inconscient complètement rénovés. Sauf qu'il ne s'aperçoit pas qu'il est assis sur la vérité ! Si on veut travailler quelque chose de l'ordre de la vérité, il faut donc revenir à cet espace du dire, qui a à voir avec lalangue. Il faut se servir du semblant, ne pas le laisser fonctionner tout seul ; sinon il y aura de l'hystérie, des contagions hystéro-paranoïaques, du fait de l'absence de maîtrise. Mais si on dit qu'on va faire venir un expert, il se met au niveau de l'agent et alors c'est une pagaille extraordinaire. Le discours du maître est le discours structural. Ce qui compte c'est le signifiant maître, mais il ne s'agit pas de l'incarner. Je ne fais qu'indiquer ici : le rapport entre S1 (l'agent du discours) et ce qu'il faudrait redéfinir : "l'ancestral", (pour reprendre le terme de Frege).
Lalangue, l'ancestral, le signifiant-maître, le semblant : ça met en question la structure même de l'inconscient. Le problème concret, c'est de savoir s'il est possible, par des manigances analytiques autour du semblant, d'obtenir un effet de "remise en circuit" d'un sujet égaré, d'un sujet déraillé ? Sujet déraillé : vieille expression à propos de la psychose. Dans quoi déraille-t-il ? Il déraille au niveau du symbolique : première approche. Un sujet "déraillé" se retrouve souvent sur une voie de garage ; il n'en sortira peut être jamais plus, il ne sera même plus capable d'être représenté au niveau d'un autre signifiant. La complexité est qu'on ne peut pas décider de mettre l'objet "a" à la place de l'agent. L'objet "a" ? C'est ce qui fait qu'il y a du fantasme. Il faut donc travailler au niveau du fantasme (non pas de la fantaisie), c'est-à-dire au niveau d'une articulation dont on a la meilleure approche par cette formulation qu'en donne Lacan : $ à a.
Ce qui est en question au niveau de la psychose, dans la structure même du psychotique, qui fait que précisément il y a psychose, c'est une destruction, une lésion au niveau de lalangue ... Ça apparaît dans des lésions du "champ transitionnel'' (Winnicott), ruptures, éclatements : il n'y a pas d'objet "a". Qu'il n'y ait pas d'objet "a" dans la psychose, ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas de fantasme (quoiqu'en disent certains). Il y a des fantasmes psychotiques, mais des fantasmes sans objet "a" ; à cette place de l'objet, on ne trouve qu'un ersatz, un "a" en "spaltung" : ce qui est la marque de la dissociation schizophrénique. L'ersatz de l'objet "a", ce sont des bouts de corps dispersés, ou, comme le dit J. Schotte, en "bribes et morceaux", qui viennent là, tenir lieu d'objet "a".
On travaille avec un petit noyau de gens qu'on appellerait (comme dit Jean Ayme) : des normosés, des normopathes, c'est-à-dire des gens qui ont des objets "a". On va donc se servir d'objets "a" pour constituer un lieu du dire ; c'est important que les gens qui travaillent là aient des objets ''a" normaux. Sur dix... cinq suffisent ; on fait la révolution avec moins que ça ! Le "décentralisme démocratique", comme dirait Félix Guattari...
Il serait bon de pouvoir embaucher des gens qui aient ''un objet "a'' mobile". Ça peut paraître bizarre, et compliqué, mais ça veut dire quelque chose de simple. Quelqu'un qui a un "a'' mobile, c'est quelqu'un qui peut passer très vite d'un discours à l'autre. Quelqu'un qui se fige dans un discours, qui met son "a" à la place de l'agent et n'en bouge plus, c'est aussi effrayant qu'un professeur qui ne bouge plus de sa place.
Encore une précision de Lacan : "qu'est-ce que le sens ?" Le sens, c'est le passage d'un discours à l'autre. Ce n'est donc pas dans un des discours, mais c'est le passage. Le discours du maître, le discours de l'analyste !... Ça ne suffit pas. Il faut, pour "faire sens", que le "a" circule. (Vous trouverez cette même idée dans un article de Jean-Michel Ribettes, me semble-t-il, sur l'articulation des discours : "Le Phalsus''). Ce qui compte c'est la rotation permanente, le changement de discours. Il n'y a sens qu'à condition de repérer, dans une certaines mesure, à quel moment c'est analytique ou pas. Il y a eu un moment analytique, au début de la réorganisation d'un certain espace. Je l'ai senti quand on m'a dit : M. B. (schizophrène ambulant, éternel nomadique, clochardisé ), M. B. est venu s'asseoir là - C'est vrai ? - Il y avait donc eu quelque chose... "Il y a'' - pas le hasard. J'ai eu d'autres exemples au même moment : il y avait eu là quelque chose d'un "effet analytique".
La translaboration
Voici donc esquissées, trop rapidement, quelques lignes, quelques arêtes d'une surface opératoire complexe. Nous n'en percevons souvent qu'une estompe. Mais cela justifie d'autant plus une certaine ascèse dans une rigueur difficile à tenir. Exercice de patience, traversée du désespoir, renoncement à toute réassurance. Dans cette passion du réel, il n'y a pas de législateur. Nous sommes confrontés à des objets tissés de hasard, loin de toute naïve déductibilité, toujours proches d'acting-out efficaces. Il n'existe pas de traces à déchiffrer dans ce champ que nous essayons de délimiter. Création ex-nihilo qui marque de sa subtilité toute démarche scripturaire qui, elle-même, n'est que transfert. A travers le brouillard d'une quotidienneté souvent insipide, quelque chose doit (au sens de "sollen") se dessiner. Démarche éthique, entravée par les habitudes toujours complices d'un état de faits : l'oppression, la ségrégation, le ''bon-vouloir” technocratique, etc. Démarche rendue tortueuse du fait même de son "insolite", et du fait que la structure psychotique exige la récollection d'un certain nombre de “personae dramatis”, une certaine multiréférenciabilité (pour reprendre une notion de François. Tosquelles), le psychotique ne pouvant plus se nourrir de l’illusion confortante de l’unité. Autrement dit, le processus psychothérapique (analytique), même s'il se repère sur une personne, se répercute quasi-directement sur d'autres facteurs qui ont une existence concrète : personnes réelles ou imaginaires, choses, lieux... Configuration, ou constellation, que nous schématisons souvent par la formule : [n facteurs + (-1)]. Le paradoxe peut apparaître, surtout que nous ne croyons guère à la vertu des groupes. Ceux-ci, en effet, comme nous l'avons dit précédemment, tendent vite à se refermer dans une structure ''moïque" : le "Nous". Mais nous ne pouvons guère nous y soustraire. D'où la nécessité d'en déjouer autant que possible les artefacts - qu'il serait trop facile de verser dans la catégorie d'une quelconque "résistance" à la thérapeutique - par ce que nous nommons une "stratégie analytique''. Stratégie dans un champ composé de systèmes aléatoires. Mais cette stratégie ne peut être que "collective" : c'est-à-dire le fait d'un "collectif'',. que nous différencions radicalement d'un "groupe''. Ce "collectif", en effet, doit tenir compte des conjonctions, des disjonctions, des rencontres véritables (où se conjuguent hasard et "réel'' : tugkanon), des signifiants égarés, d'un réseau de relations fantasmatiques enchâssées dans une réalité socio-économique d'une inertie insoupçonnée, de personnages vivants inextricablement investis par les "entours" des structures psychotiques : réseau proche de l'automaton, au sens d'Aristote. D'où l'analogie que nous en donnions d'une dimension de transfini : ce quasi-ensemble infini dénombrable venant se concrétiser dans le Collectif sur une forme résultant d'un quasi-ensemble des "parties" de cet infini dénombrable. C'est à ce niveau d'apparente abstraction que nous constituons un "opérateur" qui peut prendre en considération la stratégie analytique. Nous sommes donc dans une situation difficile, toujours à la limite de récupérations idéologiques simplistes. Surtout que les états d'équilibre auxquels nous avons affaire obéissent eux-mêmes à une logique spécifique, où les chaînes de causalité ne sont pas linéaires, s'apparentant si l'on veut aux systèmes de "bifurcation", aux équilibres dissipatifs (d'I. Prigogyne), obéissant aux lois de la théorie des catastrophes (de R. Thom). Il n'y a plus simple relation entre "causes'' et "effets", mais des systèmes de compensation entre ''variables de contrôle" et "variables d'état".
Ces vues approximatives traduisent, au niveau du Collectif, les architectonies plus ou moins précaires qui constituent la sous-jacence de ce champ particulier. La mise en place d'éléments tels que les différents organes d'un "Club thérapeutique", l'ordonnancement de groupes variés, l'institutionnalisation de responsabilisations, les chaînes des ''rapports complémentaires" (au sens de Dupréel), ne font que souligner de façon concrète ce qui est nécessaire pour lutter contre la pression aliénante de la Société ambiante et rendre possible "qu'il se passe quelque chose, là". D'où la nécessité de définir des praticables pour que réapparaissent des lieux, des espaces, des "scènes" : afin que la multiréférenciabilité transférentielle puisse se fixer, là. Pour que le transfert ne reste pas flottant, diffus, éparpillé et s'approprie un tenant-lieu de fantasme : plate-forme logique, phrastique, où s'esquisse un scénario, tapissant de façon précaire le réel mis à nu par le processus psychotique. Plate-forme, carrefour, "espaces du dire", profilant dans le lointain l'espace de la subjectivité la plus singulière : l'espace transitionnel. Autrement dit, créer "collectivement" quelque chose qui permette une "greffe de transfert" (G. Pankow), quelque chose qui puisse tenir compte de ce qui vient lester le fantasme : l'objet "a'', ou, chez le psychotique, ce qui en tient lieu. D'où l'expression condensée , un peu imagée, de "greffe d'espace". N'avons-nous pas le devoir de rendre "habitables" ces lieux désertiques, paradoxalement pleins de rumeurs, d'agitation ''normale'', d'idées toutes faites ? Lieux désertiques dans lesquels se sont égarés, souvent à jamais, ceux que nous nommons psychotiques. C'est à ce travail gigantesque qu'est affrontée toute théorie des psychoses ; c'est ce travail obscur qui sous-tend plus ou moins implicitement ce que nous nommons encore "psychothérapie institutionnelle", laquelle inclut l'analyse proprement dite. L'écart est grand entre ces préliminaires et la réalisation concrète de cette perlaboration, translaboration, "Durcharbeitung". L'objet "a" : "enforme" du grand Autre, "mise en scène" du grand Autre. Nous n'en sommes qu'au balbutiement. Espérons que les mouvements du "siècle" n'en obtureront pas à jamais la possibilité. Mais rien n'est moins sûr !
martes, 11 de diciembre de 2007
lunes, 10 de diciembre de 2007
Michel Balat - Le Musement, de Peirce à Lacan
Le Musement, de Peirce à Lacan
Michel Balat
Revue Internationale de Philosophie, Vol. 46, N°180, 01/92
Lacan nous invite à le lire comme lecteur de Freud. Peut-être pourrait-on lui faire le reproche d'avoir substitué à l'infinie clarté du fondateur de la psychanalyse une certaine obscurité — plus apparente que réelle, il est vrai. Pourtant, à travers ces nuages et ses nouages, ne nous signifiait-il pas une sorte de critique, portée au grand ancien : celle de nous avoir laissé croire que l'on pouvait tout uniment aborder son oeuvre, alors qu'elle recèle des pièges redoutables ? Nous pouvons le penser, d'autant que Lacan cherchait, comme il le disait, à préserver l'"illecture" de son travail, garante, cause et soutien du désir de savoir du lecteur. Bonne leçon socratique, déjà reçue par Phèdre :
Ce qu'il y a même (…) de terrible dans l'écriture, c'est, Phèdre, sa ressemblance avec la peinture : les rejetons de celle-ci ne se présentent-ils pas comme des êtres vivants, mais ne se taisent-ils pas quand on les interroge ? Il en est de même pour les discours écrits : on croirait que ce qu'ils disent, il y pensent ; mais, si on les interroge sur tel point de ce qu'ils disent, avec l'intention de s'instruire, c'est une chose unique qu'ils donnent à comprendre, une seule, toujours la même ! (Platon 1950 : 76).
Que nul ne me lise s'il n'est psychanalyste ! Car il faut bien avoir quelque "connaissance expérientielle collatérale", comme le dit Peirce, de l'objet dont il est question pour pouvoir accéder par ses propres moyens au discours, et tout particulièrement à l'écrit dont les signes "guident celui qui les sait sur un chemin incertain".
Nous voudrions, pour notre part, tenir un pari difficile, à savoir celui qui consiste à tenter de clarifier quelques hypothèses fondamentales de Lacan à l'aide d'une oeuvre bien plus obscure encore, celle du logicien, philosophe, mathématicien, chimiste, astronome, psychologue, etc… américain Charles Sanders Peirce. Lacan lui-même ne nous y invite-t-il pas ce 23 mai 1962 lorsqu'au cours du séminaire qu'il consacre à "l'identification", il annonce à ses auditeurs :
J'ouvrais récemment un excellent livre d'un auteur américain dont on peut dire que l'œuvre accroît le patrimoine de la pensée et de l'élucidation logique. Je ne dirai pas son nom parce que vous allez chercher qui c'est. Et pourquoi est-ce que je ne le fais pas ? Parce que, moi, j'ai eu la surprise de trouver dans les pages où il travaille si bien un tel sens si vif de l'actualité du progrès de la logique, où justement mon huit intérieur intervient. Il n'en fait pas du tout le même usage que moi. Néanmoins je me suis amené à la pensée que quelques mandarins parmi mes auditeurs viendraient me dire un jour que c'est là que j'ai pêché (Lacan 1962 : II/449).
A-t-il pêché chez Peirce — ou "péché" comme l'indique l'ouvrage en question en un lapsus calami des plus redoutables ? Qu'importe. L'influence de ce dernier est suffisamment assurée pour que Lacan revienne à plusieurs reprises à ses écrits, soulignant toujours l'immense apport de Peirce et dessinant les rapports étroits de leurs conceptions réciproques.
Il est, bien entendu, hors de question dans le cadre de cet article de donner plus que quelques aperçus sur ces rapports. Nous en avons entamé les développements préalables dans notre ouvrage (Balat 1991b). Il nous paraît cependant intéressant d'approcher à nouveau deux questions, celle des catégories et celle du signifiant, afin d'aborder une nouvelle construction, celle du "musement", pour mettre à l'épreuve la validité des connexions entre les discours lacanien et peircien.
Les catégories
Un des maîtres mots de la philosophie de Peirce est certainement la continuité. Sous le nom de "synéchisme", il en a fait un des trois niveaux de développement de la réalité, les deux autres étant le tychisme — en quoi le hasard absolu est agissant dans le monde — et l'anancisme — expression de l'action nécessaire comme réellement présente dans la constitution de la réalité. En fait tychisme, anancisme et synéchisme — dans l'ordre — sont, respectivement, des conceptions issues des trois catégories fondamentales, à savoir, Priméité, Secondéité et Tiercéité ou, comme nous préférons les appeler (en traduisant les termes mêmes de Peirce, respectivement Originality, Obsistence et Transuasion), Originalité, Obsistence (condensation de objet et existence) et Transuasion (condensation de transfert et persuasion). Ces trois catégories sont issues, en leur pleine signification, de l'étude de la logique des relations à laquelle Peirce a tant contribué. De la reconnaissance du fait que toute relation d'ordre pluriel est logiquement décomposable par combinaison de relations monadiques, dyadiques et triadiques, il s'ensuit que ces trois types relationnels sont la marque de propriétés fondamentales de type catégoriel, à savoir ce qui est tel qu'il est — correspondant à la relation monadique — ce qui est par un autre — relation dyadique — et ce qui est en mettant en relation les deux précédents — relation triadique. Bien entendu une prise de position est sous-jacente — mais explicite chez Peirce : la logique est dans le monde. Scruter scrupuleusement et inlassablement les apparences (le phaneron), sans se laisser détourner de cette tâche par la supposition d'un inconnaissable quel qu'il soit (l'inconnu n'est pas inconnaissable), est, pour Peirce, l'indéfini travail à quoi nous nous consacrons. On comprendra dès lors le rôle central de la sémiose — processus signique — dans la construction du réel.
Comme l'indique Deledalle (1990), la portée de l'ontologie classique est, chez Peirce, fort réduite. L'"être" est une relation copulative et se confond avec la relation. L'Original peut être, l'Obsistant se trouve être et le Transuasif serait. S'il nous fallait trouver une formule qui rassemble iconiquement ces trois niveaux de la réalité, ce serait une fraction du type:
à condition toutefois d'admettre, pour saisir la pleine signification de cette formule que
la proportion en général est une équivalence ou égalité analogique. La notion de rapport précède logiquement celle de proportion dont elle est un élément (…). La proportion, elle, conformément à la définition d'Euclide, est "l'équivalence de deux rapports", la relation analogique entre deux comparaisons; lorsque cette équivalence est l'égalité de deux rapports algébriques, nous avons A/B = C/D ou a/b = c/d, si a, b, c, d sont les nombres qui mesurent les grandeurs A, B, C, D, avec la même unité. Ce qui peut s'énoncer: "A est à B comme C est à D", expression qui montre immédiatement la relation entre cette égalité et le Principe d'Analogie. Du reste, comme le remarque déjà Vitruve, la proportion géométrique s'appelle en grec , analogie (Ghyka 1952 : 43-4).
Cette défiance vis-à-vis de l'ontologie se trouve aussi chez Lacan :
Ce à quoi il faut nous rompre, c'est à substituer à cet être qui fuirait le par-être, soit l'être para, l'être à côté. Je dis le par-être, et non le paraître, comme on l'a dit depuis toujours, le phénomène, ce au-delà de quoi il y aurait cette chose, noumêne — elle nous a en effet menés à toutes les opacifications qui se dénomment justement de l'obscurantisme. (…) Il faudrait apprendre à conjuguer comme il se doit — je par-suis, tu par-es, il par-est, nous par-sommes, et ainsi de suite (Lacan 1975 : 44).
Trois catégories chez Peirce, trois chez Lacan — l'Imaginaire, le Réel et le Symbolique — ne faudrait-il pas en conclure à une intime correspondance entre elles ? Lacan nous y invite :
Tout objet, sauf l'objet dit par moi a, qui est un absolu, tout objet tient à une relation. L'ennuyeux est qu'il y ait le langage, et que les relations s'y expriment avec des épithètes. Les épithètes, ça pousse au oui ou non. Un nommé Charles Sanders Peirce a construit là-dessus sa logique à lui, qui, du fait de l'accent qu'il met sur la relation, l'amène à faire une logique trinitaire. C'est tout à fait la même voie que je suis, à ceci près que j'appelle les choses dont il s'agit par leur nom — symbolique, imaginaire et réel, dans le bon ordre (Ornicar N°9 : 33).
Le symbolique y est donc premier. C'est que Lacan prend pour point de départ le langage et plus particulièrement le signifiant, et nous verrons plus loin en quoi il y a effectivement "du" premier dans le "signifiant" lorsque nous comparerons les deux approches. Le symbolique est, bien entendu, troisième chez Peirce et ressortit donc à la Transuasion. Car la démarche peircienne met en relief un mode d'analyse "abstractive", la "préscision", qui
consiste en la supposition d'un état de chose en lequel un élément est présent sans l'autre, l'un étant logiquement possible sans l'autre. Ainsi, nous ne pouvons imaginer une qualité sensorielle sans quelque degré d'éclat. Mais nous supposons habituellement que la rougéité, telle qu'elle est dans les choses rouges, n'a pas d'éclat ; et il serait certainement impossible de démontrer que chaque chose rouge doit avoir un degré d'éclat (…). Il est possible de préscinder la Priméité de la Secondéité. Nous pouvons supposer un être dont la vie entière consiste en un sentiment invariant de rougéité. Mais il est impossible de préscinder la Secondéité de la Priméité. Car supposer deux choses est supposer deux unités ; et quelque incolore et indéfini que puisse être un objet, il est quelque chose, et a donc de la Priméité, même si on ne peut rien lui reconnaître comme qualité. Toute chose doit avoir un élément non-relationnel ; et c'est sa Priméité. De même il est possible de préscinder la Secondéité de la Tiercéité. Mais de la Tiercéité sans Secondéité serait absurde (MS 478 : 34-7).
Dès lors, on peut bien reconnaître le fait que les choses commencent toujours par être signifiées, donc transuasives, sans pour autant écarter que leur mode d'être puisse référer aux deux autres catégories. Là encore, le pivot en sera le signifiant.
Disons tout de suite que nous avons de longue date établi des relations entre Originalité et Imaginaire, Obsistence et Réel, Transuasion et Symbolique. Non que nous les ayons identifiées respectivement, mais nous avons montré comment penser les trois catégories de Lacan à partir de celles de Peirce (Balat e.g.1986, 1988 et 1991b). D'autant que Lacan, partant du symbolique, nous indique immédiatement qu'il va falloir considérer ses catégories comme des degrés de la Transuasion. Originalité et Obsistence n'en interviennent pas moins dans l'analyse. Nous avons montré que l'Imaginaire pouvait être pensé comme l'originalité d'un transuasif, alors que le Réel en était l'obsistence. Nous faisions alors appel ainsi à cette notion peircienne si profonde — tirée des mathématiques —, celle du degré de dégénérescence. Les catégories de Lacan sont des catégories, respectivement, authentique (le Symbolique), dégénérée une fois (le Réel) et dégénérée deux fois (l'Imaginaire) de la Transuasion.
Imaginaire et Originalité
Ainsi l'Imaginaire est-il de l'ordre catégoriel de la Priméité ou Originalité lorsque celle-ci réfère à la semiosis, processus signique (que nous appellerons ici "sémiose"). Si, en sa priméité ou originalité, l'être monadique — quasi non-relationnel — d'une chose renvoie à la "qualité du sentiment" ou, comme l'indique à plusieurs reprises Deledalle (e.g. Peirce 1978 : 205-6; Deledalle 1990 : 56), à l'"affection simple" de Maine de Biran, elle peut avoir en elle-même la priméité d'un transuasif. Pour éclairer cet aspect, voici un bref résumé de la doctrine biranienne sur le sujet, donné par Delbos :
Il y a dans l'homme une vie affective sans conscience, c'est-à-dire sans attribution au moi. (…) La sensation, réputée simple depuis Locke, se résout (…) en deux parties : l'une qui affecte sans représenter, l'autre qui représente sans affecter. (…) Outre les éléments affectifs compris dans chacun de nos sens externes, il y a aussi en nous un état affectif général qui précède toutes les modifications causées par les impressions quelles qu'elles soient, externes ou internes ; et cet état, selon les modifications qu'il reçoit, devient agréable ou pénible et détermine des mouvements de réaction en conséquence (…). Certes, ces états affectifs enveloppent un sentiment immédiat d'eux-mêmes, et à ce titre ils ne sont pas purement organiques. Mais il y aurait un abus de langage à les déclarer proprement conscients, alors que la conscience suppose la distinction du sujet et de l'objet et que dans ces états sujet et objet sont confondus (1919 : 313-4).
Lacan, introduisant l'Imaginaire, élargit le domaine dont il vient d'être question en posant l'élément relationnel sous l'angle de l'Originalité. L'identification, qui concerne au premier chef la dimension imaginaire (même si, bien entendu, on ne saurait la réduire à elle), va précipiter - au sens chimique du terme — le médiat dans l'immédiat. La fameuse "assomption jubilatoire de son image spéculaire" par l'enfant dans la phase dite "du miroir" est conçue comme une "matrice symbolique" où, nous dira-t-il en une formule où se résume bien ce que nous soutenons ici, "le je se précipite en une forme primordiale, avant qu'il ne s'objective dans la dialectique de l'identification à l'autre et que le langage ne lui restitue dans l'universel sa fonction de sujet" (Lacan 1966 : 94 — c'est nous qui soulignons). Les trois catégories de Peirce sont indiquées ici par les termes soulignés, originalité de la forme primordiale, obsistence de l'objectivation et transuasion du langage, les deux derniers moments n'étant encore qu'en germe (matriciel) dans la forme première. Non pas pure forme, mais forme déjà "travaillée" par les deux autres instances, voilà en quoi l'imaginaire en sa constitution n'est pas "pure" originalité. D'autant que par la suite, Lacan saura mettre l'accent sur l'instigation à l'acte reçue de l'Imaginaire, allant jusqu'à interroger la place de l'image — parfois trompeuse — dans la conduite sexuelle des animaux :
Ce que montre l'étude des cycles instinctuels chez les animaux, c'est précisément leur dépendance d'un certain nombre de déclencheurs, de mécanismes de déclenchement qui sont essentiellement d'ordre imaginaire (…). Mais d'autres comportements (cf. les études de Lorenz sur les fonctions de l'image dans le cycle du nourrissage) montrent que l'imaginaire joue un rôle tout aussi éminent que dans l'ordre des comportements sexuels. Et du reste, chez l'homme, c'est toujours sur ce plan, et principalement sur ce plan, que nous nous trouvons devant ce phénomène (Lacan 1985 : 405).
Ici la vérité n'a pas la place — qu'elle ne recevra que du monde symbolique "L'imaginaire est déchiffrable seulement s'il est traduit en symboles" (Lacan 1985 : 247). Retenons donc que la dimension imaginaire est caractéristique du vivant qua vivant, dans ses aspects phylogéniques et ontogéniques, non sans noter qu'il y a chez Lacan une conception très large de cette catégorie puisqu'elle ira jusqu'à couvrir quantité de phénomènes dont on ne puisse dire strictement qu'ils sont humains. Mais nous sommes déjà averti par ce qu'il dira plus tard à propos de Pavlov et de sa fameuse expérience — à savoir que le bruit de trompette représente Pavlov, comme sujet de la science, pour la sécrétion gastrique (Lacan 1982 : 19) — pour ne pas déduire de cette insistance sur l'instinct et l'observation de la vie animale un quelconque penchant behavioriste chez Lacan ni une quelconque définition pan-vitaliste de la fonction imaginaire : répétons-le, il s'agit d'une conception dans la dimension langagière, ou plutôt transuasive.
Réel et Obsistence
Nous abordons, avec la dimension du Réel une des questions les plus passionnantes — et sans doute les plus difficiles — concernant ce domaine des catégories.
Tout d'abord, si chez Peirce la notion d'obsistence ne fait a priori aucune difficulté sur le plan définitionnel, il n'en est pas de même pour celle de Réel chez Lacan. Cette catégorie est l'une des plus évolutives de son cheminement intellectuel — étant entendu qu'il y aurait à faire l'histoire des concepts chez Lacan, tâche dans laquelle, par exemple, Philippe Julien (1985) s'est engagé non sans quelque succès. Car Lacan n'avait pas dès l'origine une hypothèse triadique aussi claire que celle qu'il développera plus tard. Celle-ci a été constituée par lui in vivo, dans l'observation — au sens large, c'est-à-dire incluant l'élément théorique, le discours freudien, la pratique analytique, la nécessité où il s'était mis d'avoir à conceptualiser publiquement, etc… Il lui sera longtemps difficile d'affirmer basiquement le lien triadique de ses catégories, ainsi qu'il le fait dans les années 70.
Durant plusieurs années, c'est souvent dans un système d'oppositions dyadiques qu'il se bornera à faire sentir à ses auditeurs le contenu même de ces concepts. Ce sera parfois, comme dans une conférence intitulée "Le symbolique, l'imaginaire et le réel" (Lacan 1985 : 403-29), dans une réponse à des questions posées par les auditeurs qu'il sera amené à définir la troisième catégorie absente (cas du réel dans cette conférence). C'est à partir du séminaire …ou pire, au cours duquel ses auditeurs rencontrent Peirce de manière plus approfondie, qu'il découvre les noeuds borroméens. Dès lors l'aspect triadique des catégories l'emporte sur la définition de leur contenu, ainsi qu'il en témoigne lui-même :
Freud n'avait pas de l'imaginaire, du symbolique et du réel la notion que j'ai — qui est le minimum, car appelez-les comme vous voudrez, pourvu qu'il y ait trois consistances, vous aurez le nœud. Pourtant, s'il n'avait pas l'idée de RSI, il en avait quand même un soupçon. Et ce qu'il a fait n'est pas sans se rapporter à l'ex-sistence, et partant, de s'approcher du nœud. D'ailleurs, le fait est que j'ai pu extraire mes trois de son discours, avec le temps et de la patience. J'ai commencé par l'imaginaire, j'ai dû mâcher ensuite l'histoire du symbolique, avec cette référence linguistique pour laquelle je n'ai pas trouvé tout ce qui m'aurait arrangé, et j'ai fini par vous sortir ce fameux réel sous la forme même du nœud (Ornicar N°3 : 102).
Quel est donc le contenu de cette catégorie ? Lacan fait le résumé de son élaboration sur la question : "Le réel, c'est ce qui revient toujours à la même place" ; "à le définir, ce réel, c'est de l'impossible d'une modalité logique que j'ai essayé de le pointer" ; "le réel n'est pas le monde. Il n'y a aucun espoir d'atteindre le réel par la représentation" (Lacan 1985 : 547-8).
On connaît l'exemple de la "lettre volée" (Lacan 1966 : 11-61) qui exemplifie ce contenu du Réel par lequel il "revient à la même place". N'est-ce pas précisément l'obsistence de cette lettre qui la fait constamment revenir ? La lettre volée à la Reine est cachée par le ministre dans son bureau de manière telle qu'elle n'est pas à la place où la pensée des policiers chargés de la retrouver puisse seulement imaginer qu'elle soit. Dès lors, malgré les recherches minutieuses où pas un millimètre carré d'espace n'a été sondé, ces derniers repartiront bredouilles. C'est donc de ne pas être à sa place que la lettre échappe aux investigations. Mais cette place —toute imaginaire qu'elle paraisse être comme place "possible" — est en fait déterminée par un système symbolique. Est-ce donc celui-ci qui constitue la place ? En fait non, car la lettre est là, insiste ; Lacan dira que "pour le réel, quelque bouleversement qu'on puisse y apporter, il y est toujours et en tous cas, à sa place, il l'emporte collée à sa semelle, sans rien connaître qui puisse l'en exiler". Il semble donc qu'ainsi Lacan puisse envisager une "place" non déterminée par le symbolique : la pensée gouverne, le réel détermine. Si nous avions l'illusion d'une parfaite maîtrise de ce réel par le système symbolique - des places symboliques, c'est-à-dire des positions — la lettre volée nous montrerait qu'il n'en est rien : elle définit un certain genre de place, un genre secondal, obsistant. Notons que la dimension imaginaire se trouve tout aussi bien mise en échec ici. Quoi que je puisse en imaginer ou en dire, cette lettre est là …et je ne la vois pas. Sa place est dans le monde obsistant, celui de l'existence dyadique des corps, hors de portée immédiate de mes compétences imaginaire et symbolique sédimentées. Mais ce réel je finis par le rencontrer, ne serait-ce que dans la dimension de la tuché, du hasard.
On peut comprendre dès lors pourquoi, avec le Réel, commence la présence insistante de l'impossible. Dans la dimension de l'obsistence, on ne peut prédiquer tout et le contraire de tout d'un sujet. La lettre volée est bien en un endroit parfaitement déterminé a priori - c'est sa dimension obsistante — c'est-à-dire qu'étant donné un quelconque prédicat, A je ne puis hic et nunc attribuer à la fois A et non-A à la lettre comme sujet. Par exemple, "elle est à tel endroit précis de la pièce" et "elle n'est pas à ce même endroit de la pièce" est inconcevable pour cette lettre réelle. C'est ainsi que Peirce définissait des prédicats incompossibles (cf. Balat 1991a). Mais nous n'en sommes pas quittes avec cette seule approche, car pour Lacan, placé dans la dimension transuasive, la lettre volée ne peut être, en l'état (policier), atteinte par la représentation.
Bornons-nous à nouer ensemble ces deux considérations d'existence (obsistence) et d'impossibilité (incompossibilité de prédicats) pour assurer le contenu du Réel lacanien dans deux de ses dimensions. Car, fruit de la transuasion-tiercéité, il nous faudra attendre les développements sémiotiques pour rendre compte de sa troisième dimension. Bornons-nous à présenter celle-ci à partir d'un livre étonnant, Histoire sans fin de Michael Ende. Dans sa recherche, Atreju doit franchir un passage gardé par deux sphinx. Interrogeant Engywuck — l'homme de science, un gnome —, il demande s'il y a des conditions particulières pour qu'un être puisse passer par là sans encombre. Engywuck répond :
(...) face à certains visiteurs, les Sphinx ferment les yeux et laissent passer. Mais la question que personne jusqu'à présent n'a éclaircie, c'est de savoir pourquoi un tel et pas un tel autre.(...) Au fil des ans, j'ai naturellement élaboré quelques théories. J'ai d'abord pensé que le facteur décisif d'après lequel les Sphinx jugeaient, c'étaient peut-être certaines caractéristiques physiques — poids, beauté ou quelque chose de ce genre. Mais j'ai dû abandonner très vite. J'ai ensuite cherché à établir certains rapports numériques : par exemple que sur cinq candidats, il y en avait toujours trois d'éliminés, ou que seuls ceux qui portaient comme numéro d'ordre un nombre premier avaient droit d'accès. Cela marchait tout à fait pour ce qui concernait le passé, mais quand il s'agissait de faire des pronostics ça ne collait plus du tout. Depuis, mon opinion est que la décision des Sphinx est absolument fortuite et dénuée de sens. Mais ma femme soutient que c'est une opinion blasphématoire, qui traduit mon manque d'imagination et n'a rien de scientifique (Op. cit. : 119).
Symbolique et Transuasion : signe et signifiant
Nous entamons ici la transition vers le sémiotique. Car il est clair aussi bien chez l'un que chez l'autre que nous touchons, avec le symbolique ou le transuasif, à la dimension du signe. C'est sans doute ici que l'apport de Peirce va s'avérer des plus utiles pour nous permettre de rendre plus accessible cette partie de l'élaboration de Lacan concernant le "signifiant".
Qu'il nous soit permis tout d'abord de lever une confusion largement entretenue au sujet de cette dernière notion. Dans un premier temps, Lacan tente un "raid" chez Saussure, lui empruntant le terme "signifiant", "oubliant" volontairement que signifiant et signifié sont indéfectiblement liés dans le "signe" (linguistique). Afin de permettre au signifiant de prendre son autonomie, Lacan crée le concept de "point de capiton" (le point de capitonnage des matelassiers) afin de maintenir l'idée de connexion entre le flot des signifiants et celui des signifiés, mais de connexion non rigide, de connexion fluctuante. Puis, conséquence de cela, il posera que le signifiant ne saurait "signifier" autre chose (au sens du signifié) que des signifiants. Ayant ainsi homogénéisé l'espace des signifiants, il constituera sa topologie, tour à tour tore, bande de Moebius, plan projectif ou bouteille de Klein. Si, localement, cet espace peut être constitué d'un avers et d'un revers, il n'en est pas de même globalement.
Il est clair qu'ici Lacan a commis ce qu'on pourrait appeler une erreur géniale et fructueuse. Toute sa réflexion montre que la pensée dyadique lui était étrangère : comment a-t-il pu se livrer à une opération essentiellement vouée à l'échec, à savoir, celle de fabriquer du "3" à partir de "2" ? La "triadicisation" de Saussure était peut-être une opération possible en référence à la pensée de Saussure lui-même, mais certainement pas à partir du Saussure du Cours ni, en tous les cas, de l'enseignement promu par cette nouvelle et riche science linguistique. Les fines analyses de Michel Arrivé (1986) ne peuvent que nous convaincre de l'impossibilité d'un accord : impossibilité reconnue par Lacan lui-même qui décide amèrement et ironiquement de baptiser "linguisterie" tous les éléments de son cru tirés de la linguistique.
Tournons-nous maintenant vers Peirce et sa sémiotique.
Tout d'abord, l'objet même de la sémiotique peircienne est la sémiose, le processus de signification tant dans sa structure (relationnelle triadique), sa dynamique (le signe-action, les modes d'inférence), que dans son économie (le pragmaticisme). La sémiotique est une théorie des processus signiques. L'outil conceptuel qui prend en compte le processus, nous l'appelons, après Peirce, la semiosis ou "sémiose".
Cette dernière est l'action véritablement triadique qui engage une tri-coopération entre un representamen, un objet et un interprétant, de manière qu'aucune relation dyadique entre deux des composantes ne permette de rendre compte du processus complet. Bien entendu, apparaît dès lors le résultat, si l'on peut dire, du processus, et c'est lui que nous appellerons "signe". Un signe est ainsi une structure triadique dont le développement processuel donne lieu à la semiosis ou sémiose. C'est donc proprement la relation triadique, incluant ses sujets, elle-même.
L'élément premier du signe, le premier sujet de la relation triadique, nous l'appellerons, tout comme Peirce, le "representamen". Le representamen sera donc un élément, le premier dans l'ordre, du signe triadique, ou le "déclencheur" de la sémiose, suivant les contextes.
Analytiquement conçu, le signe est ainsi la relation triadique authentique de trois "éléments" : le representamen, l'objet et l'interprétant, résumant, en quelque sorte, le processus — la sémiose — qui conduit, à partir du representamen, un continu d'interprétants à produire un objet. L'élément premier de celle-ci est le representamen : c'est lui que nous tenons pour l'analogue du "point" dans la mesure où, précisément, les interprétants successifs ne sauraient être autre chose que des representamens. L'objet lui-même, dans une de ses acceptions (l'objet qualifié d'"immédiat" par Peirce) n'est autre qu'un representamen. Mais, dans la sémiose, l'interprétant du representamen devient à son tour representamen du même objet pour un nouvel interprétant, et ceci indéfiniment. Nous verrons un peu plus loin en quoi cette régression à l'infini ne nous conduit pas à l'abdication sceptique.
Dans sa dynamique, la sémiose met en lumière les processus inférentiels de la pensée : l'abduction — ou constitution de l'hypothèse —, la déduction, et l'induction — au sens de vérification. De ces trois modes de l'inférence, le premier est tout particulièrement digne de retenir notre attention dans le domaine de la psychanalyse puisque c'est autour de lui que s'articule l'hypothèse freudienne de l'inconscient (Balat e.g. 1991a et b).
En sa dimension économique, autour du concept d'"habitude conditionnelle", la sémiose révèle la richesse du pragmaticisme peircien. Ce dernier diffère fondamentalement du pragmatisme en ceci que, loin d'être behavioriste il considère précisément les habitudes comme conditionnelles et, dès lors, insiste sur la constitution et le développement des méthodes plus que sur les effets pratiques de ces dernières.
Deux "maximes" du pragmatisme, dont Peirce est le père fondateur (cf. Deledalle 1971) sont ici à retenir : "Un concept entre par la porte de la perception et ressort par celle de l'action" et "Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l'objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l'objet". Plus tard (en 1903), Peirce donnera une définition du pragmatisme qui est la suivante : "Le pragmatisme est le principe suivant lequel chaque jugement théorique exprimable en une phrase au mode indicatif est une forme confuse de pensée dont la seule signification (meaning), si elle en a une, réside dans sa tendance à renforcer une maxime pratique correspondante exprimable comme une phrase conditionnelle ayant son apodose au mode impératif" (5-18).
"Si ton épée est trop courte, avance d'un pas !" disait une mère spartiate à son fils qui, partant à la guerre, se plaignait de la petite taille de son épée. Généralisée, c'est une maxime pratique exprimée en une phrase conditionnelle, et ayant son apodose au mode impératif. On voit d'ailleurs que, chez Peirce comme chez Lacan, il n'est de fait que de fait de discours. Si tous les jugements "exprimables au mode indicatif" renforcent certaines maximes pratiques "exprimables comme une phrase conditionnelle dont l'apodose est au mode impératif", c'est qu'en quelque sorte celles-ci sont le noyau de ceux-là. "Tous les hommes sont mortels" (jugement au mode indicatif) ; "Si tu es un homme, meurs !" (noyau). Nous retrouvons le conseil de la mère spartiate.
Si, dans la troisième maxime, Peirce dit "exprimable", il ne dit pas "exprimé" ! Bien entendu. De même que dans la seconde, il évoque les effets pratiques "que nous pensons pouvoir" être produits. N'oublions pas que nous sommes chez Peirce dans une logique de l'enquête. Il est donc clair que l'interprétant ultime d'une sémiose doit avoir dans son être une part hypothétique, même s'il paraît "trancher dans le vif". Cette pipe — actuellement dans ma bouche — a sa qualité de pipe dans la mesure où je puis en attendre tout un ensemble de services pouvant être sollicités à tout instant. En ce sens là, la position de l'interprétant est effectivement au futur, inclus dans un conditionnel. La part de l'impératif est, elle, l'acte en tant qu'acte signifiant puisque moment propre d'une sémiose. Là est la clef du concept peircien d'"objet dynamique" comme produit de la sémiose : c'est une habitude conditionnelle.
Dès lors — et nous verrons plus loin en quoi l'objet occupe différentes positions dans la conception peircienne — si l'objet est produit par la sémiose comme habitude conditionnelle, nous pouvons comprendre qu'il ne peut, comme tel, être "atteint par la représentation". Le processus de construction de l'objet, la sémiosis infinie (mais non illimitée, précisément), "tend vers" l'objet, sa limite au sens mathématique. Nous sommes là dans le registre du synéchisme, de la continuité, qui nous permet de penser des processus infinis et pourtant limités (tant spatialement que temporellement, par exemple). La structure de la sémiose où l'interprétant "devient à son tour" representamen de l'objet pour un autre interprétant qui, à son tour, "devient"…, s'appuie sur la continuité des univers peirciens. S'il nous faut malgré tout renoncer à pouvoir faire autre chose que d'approcher par la représentation l'obsistence, qui nous est donné dans l'expérience, il n'en est pas moins vrai que la sémiose est un processus qui nous conduit "aussi près que l'on veut" de l'objet existant. Avec la notion de sémiose nous pouvons ainsi toucher du doigt en quoi la "représentation" ne peut "atteindre" son objet, comme l'indique Lacan dans la troisième acception — ou propriété — du réel. On peut ainsi comprendre que l'objet a de Lacan soit considéré par lui comme non relatif (c'est-à-dire comme ne tenant pas à une relation) quoique présupposant le déploiement de la sémiose triadique.
Signifiant et representamen
Il peut apparaître maintenant une profonde identité dans l'approche peircienne du representamen et celle, lacanienne, du signifiant. Dans les deux cas, nous disposons d'un concept "originaire" du signe, véritable fondement de ce dernier. Car le signifiant ou le representamen est un premier et, dès lors, il n'est nul besoin de supposer en antériorité ce qui ne saurait apparaître logiquement qu'après. La formule de Lacan est : "Un signifiant est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant". La préoccupation est pour lui, bien entendu, de donner au signifiant une présence première par rapport au sujet qu'il constitue. Pour Peirce le representamen est premier, l'objet second et l'interprétant troisième : l'ordre est logique. Dans la sémiose — la production de l'objet — le representamen est toujours premier, mais l'interprétant second et l'objet produit (l'objet dit "dynamique") troisième. A posteriori, dans une des conceptions de la détermination du signe, l'objet dynamique pourra toujours être considéré comme premier, le representamen second et l'interprétant troisième. Tout dépend donc ici du mode d'inférence dans lequel nous nous situons, c'est-à-dire de la position de l'objet (tour à tour, respectivement, second, troisième et premier). On sait que, sur des positions voisines, Lacan a construit sa théorie des "discours" (e.g. Balat 1991b).
Le representamen est susceptible de se présenter suivant trois modes d'être, comme premier de la relation triadique qui le lie à l'objet et à l'interprétant. Nous avons là une référence aux Catégories ou aux Univers peirciens. Suivant l'univers sous le mode duquel le representamen apparaît, le signe sera un "ton" (tone), si l'univers est celui des possibles (originaux), une "trace" (token) si c'est celui de l'Actualité (obsistants), un "type" (type) si c'est celui des Nécessitants (transuasifs). (Peirce donnera d'autres termes pour cette classification : respectivement, qualisigne, sinsigne, légisigne). Nous sommes là dans le cadre de la "grammaire spéculative" ou "grammaire pure", à savoir, "ce qui doit être vrai du representamen utilisé par toute intelligence scientifique pour qu'il puisse recevoir une signification (meaning)" (2.229). Rappelons pour mémoire les deux autres divisions de l'étude des signes : la "logique", "science de ce qui est quasi-nécessairement vrai des representamens d'une intelligence scientifique pour qu'ils puissent valoir pour n'importe quel objet, c'est-à-dire pour qu'ils soient vrais", et la "rhétorique pure" dont la tâche est de "découvrir les lois grâce auxquelles dans toute intelligence scientifique, un signe donne naissance à un autre"(2.229).
Envisagé comme pensée, un representamen est une idée générale, envisagé comme objet, il est dans le monde et, en tout état de cause, il est un "ton" (proche de l'"affection simple") : le synéchisme peircien nous permet ainsi de considérer ce qu'on appelle usuellement, mais souvent fautivement, des "éléments" dans le cadre structurel où ils sont posés ; rien n'est "en soi". Mais sommes-nous pour autant au plus près du signifiant lacanien ? Oui si, développant avec Peirce la conception du representamen comme idée générale, nous voyons que,
la personnalité est quelque type de coordination ou connexion d'idées. Mais c'est peut-être trop peu dire. Quand nous considérons que (…) une connexion entre idées est elle-même une idée générale, et qu'une idée générale est un sentiment (feeling) vivant, il est clair que nous avons au moins fait un pas appréciable vers la compréhension de la personnalité. (…) Mais le terme coordination implique quelque chose de plus que cela ; il implique une harmonie téléologique dans les idées, et dans le cas de la personnalité, cette téléologie est plus qu'une simple poursuite vectorisée d'une fin prédéterminée ; c'est une téléologie développementale. C'est cela le caractère personnel. Une idée générale, vivante et consciente maintenant, est déjà déterminative d'actes dans le futur jusqu'à un point dont elle n'est pas maintenant consciente. (…) Cette référence au futur est un élément essentiel de la personnalité. Si les fins d'une personne étaient déjà explicites, il n'y aurait pas place pour le développement, pour la croissance, pour la vie ; et par conséquent il n'y aurait pas de personnalité. Le simple transfert de buts prédéterminés est mécanique (6.155/6/7).
L'interprétant, dans la sémiose, étant à son tour representamen (du même objet) et ayant lui-même ses interprétants, nous pouvons voir qu'à envisager la sémiose non plus sous l'angle du système representamen/objet/interprétant, mais comme chaîne (continue) de representamens, c'est-à-dire sans la considération directe de l'objet "représenté", ce que Peirce appelle la "personnalité" devient ce qui se tisse continûment sous cette chaîne, à savoir le sujet. C'est en quoi Peirce, comme, Lacan considère le "sujet" non comme un donné a priori, comme la condition de la sémiose, mais, bien au contraire, comme, à la fois, nécessité continûment par cette dernière de telle manière qu'elle y réfère constamment. Peirce dira d'ailleurs que la pensée n'est pas dans l'homme, mais que bien plutôt l'homme est dans sa pensée, ou, mieux, dans son penser.
Il sera sémiotiquement nécessaire que tous les "pensers" soient des déterminations d'un seul "quelque chose" correspondant à un esprit, — je l'appellerais un quasi-esprit. Sinon deux prémisses distinctes seraient simplement, par leur être même, pensées simultanément, mais non, par le fait, "copulées" en une seule prémisse et ainsi prises ensemble, de telle manière que l'une serait pensée par vous, indulgent lecteur, à l'instant même ou l'autre serait pensée par le Mikado. Comme les pensers sont tous des déterminations d'un quasi-esprit, et donc sont des signes, il s'ensuit que le quasi-esprit est lui-même un signe. Sa fonction d'amener les différents pensers en interréférence requiert, car c'est un signe, qu'il ait comme objet cet univers singulier ou ce simple corps d'univers auquel le cours entier du penser se relie en toute occasion. On peut même le considérer comme une instance des jugements, assertant tout ce qui est tacitement nécessaire dans la discussion, c'est-à-dire tout ce qui, sans être effectivement et explicitement pensé, influence cependant, comme habitude du penser, les conclusions, comme s'il était effectivement pensé (MS 292).
Nous allons voir maintenant une illustration de cette vision du "quasi-esprit" à propos du "musement". Bien entendu, ces considérations présupposent une conception de l'esprit (mind) non réductible à la conscience. Et c'est bien ainsi que Peirce l'envisageait, disant, par exemple que
si la psychologie était réduite au phénomène de la conscience, l'établissement des associations mentales, la prise d'habitudes, qui sont en fait la Place du Marché de la psychologie, seraient hors de ses boulevards. Considérer de telles parties de la psychologie — qui sont, en tout point, ses parties essentielles — comme des études du phénomène de la conscience, reviendrait, pour un ichtyologiste, à dire que sa science est l'étude de l'eau (7.367).
Le tonal et l'Autre
Ayant développé dans plusieurs articles différentes questions concernant les rapports entre concepts chez Peirce et Lacan, nous ne pouvons que renvoyer le lecteur pour compléments à ceux-là (e.g. la conception du "ça" (Balat 1991a), de la dénégation (1989)).
Nous voudrions ici montrer en quoi ce travail d'assimilation réciproque des concepts peut être fructueux tant dans la branche sémiotique que dans celle de la psychanalyse, étant entendu qu'il ne s'agit en aucun cas de s'occuper simplement de la "consolidation" théorique, mais bien plutôt d'assurer le développement de recherches "techniques" ou cliniques.
La question qui se posait à nous était la suivante : dans quelle mesure peut-on parler d'une "écoute" particulière du psychanalyste ? Autrement dit, est-il possible de serrer de plus près ce que Freud appelle l'"attention flottante" ? On sait que, sur ce point, Lacan parlait de l'écoute du signifiant. Cette technique est, certes, très "parlante" et hautement recommandable, mais en quoi correspond-elle exactement à l'activité du psychanalyste ? Théoriquement, il est vrai que considérer l'interprétant comme un representamen est, très exactement, faire une impasse sur la signification, puisqu'on reporte alors ad libitum la production de l'objet (au sens peircien de la sémiose). Mais pratiquement, comment intégrer l'idée de scansion, de rythme, de cadence à l'écoute du psychanalyste ? On peut de la même manière se demander quel est le statut des associations d'idées qui guident l'analyste dans son écoute.
Hors du terrain propre de l'analyse, confrontés, par exemple, à la rééducation des comateux, nous nous trouvons devant la nécessité de répondre à la question du statut de la pensée chez le comateux : question hautement pratique, même si elle se donne a priori comme théorique.
Nous ferons appel ici encore à Peirce et sa "théorie" du musement (Deledalle 1990 pour la traduction de l'article de Peirce "Un argument négligé en faveur de la réalité de Dieu" 6.452/91). Nous donnerons en fait à ce "musement" une extension peut-être plus grande que celle que lui donne Peirce dans cet article. Ce "Jeu Pur" recouvre ces sortes d'activités mentales qui vont de "la contemplation esthétique" à "la contemplation de quelque merveille dans l'un des Univers ou de quelque connexion entre deux des trois Univers, avec spéculation sur sa cause" (Deledalle 1990 : 174). Dans le domaine de la psychanalyse le musement n'est pas sans rapport avec l'"association libre". Pour une part, tel que nous le concevons, il peut prendre la forme de ce genre de pensée auquel nous n'avons accès que lorsqu'un événement impromptu, discordant, nous le révèle. "Tiens, j'étais en train de penser…", phrase que nous lirons comme "j'étais en (un) train de pensée" (ou de penser, si nous prenons ce dernier terme comme l'activité même). Ce type de musement, premier, ne nous est pas directement accessible puisqu'alors que nous musions, aucune conscience ne nous en était donnée. Il se présente à nous comme l'hypothèse pure, le pur possible, une promenade dans l'Univers original, l'instant indéfiniment présent que l'actualité ou l'actualisation détruit irrémédiablement en lui fournissant un temps du passé. Dans sa plus haute activité, le musement construit, échafaude ce genre d'idées qui peut-être passera ou ne passera pas la barrière de l'expression sans s'évanouir tout à fait, mais dont l'évidence de la présence atteste la réalité.
Nous avons déjà employé un mot hérité du vieux français : le "penser". Le musement est, lui aussi, tiré de la littérature du moyen-âge. Car un des plus beaux exemples du musement nous est donné par le fameux passage du Conte du Graal où Perceval (Chrétien de Troyes 1990 : 131sq) "muse" sur trois gouttes de sang se détachant sur la neige qui lui rappellent la joue blanche et colorée de sa mie :
Percevax sor les gotes muse
tote la matinee et use
tant que hors des tantes issirent
escuier qui muser le virent
et cuiderent qu'il somellast. (v. 4189/93)
Ainsi ce musement nous fait apparaître cette forme de representamen qui insiste sans pour cela atteindre l'actualité, à savoir ce que, plus haut, nous avons appelé le "ton". Le musement est essentiellement tonal, ce qui nous ouvre la possibilité de le considérer dans le cadre même de la sémiotique. De plus nous pouvons envisager une trichotomie des tons, donc du musement (cf. e. g. Balat 1990), en tons homotoniques, ou tons premiers, syntoniques, seconds et diatoniques, troisièmes. Nous pouvons évoquer le fait que les tons diatoniques sont intimement liés aux "types" (ou légisignes), c'est-à-dire, pour l'essentiel, au langage. Le diatonique est donc ce qui, dans le musement, manifeste l'apport de ce genre d'association que Peirce appelle "association de généraux" — étant entendu que cette dernière en présuppose d'autres (au sens de la "préscision" dont nous avons parlé plus haut), à savoir, l'association par ressemblance et celle par contiguïté. Il n'est sans doute pas nécessaire d'insister sur le fait que la tonalité diatonique sera une des bases de cette "écoute du psychanalyste" qui incorpore dans l'être tonal du signifiant toutes les possibilités de signification, aussi bien celles qui peuvent être, que celles qui sont, ou encore qui seraient, dans telle ou telle condition. Aussi bien ce n'est pas la signification actuelle qui prédomine dans le tonal, mais ces modes de pré-signification marqués aussi bien de la possibilité réelle que de la nécessité conditionnelle.
Mais envisager ainsi ce que nous pourrions appeler la "phanéroscopie" (ou phénoménologie) du tonal amène une nouvelle question, celle de la sémiose tonale. Certes cette dernière se voit privée des éléments d'actualité qui sont usuellement sa part. Pourtant Peirce nous indique une telle possibilité, à savoir le jeu de la triade representamen/objet immédiat/interprétant immédiat. Mais considérer l'interprétant immédiat comme un representamen ouvre à la fois à la structure de chaîne de la sémiose que nous appellerons alors "tonale" et à la structure dialogique des quasi-esprits que nous avons par ailleurs largement détaillée (cf. plus haut et Balat 1991b). Cette dernière structure permet de saisir le rapport de chaîne des representamens successifs comme une sorte de dialogue entre ce qu'après Lacan nous appelons le "sujet" et l'"Autre". La réalité de la sémiose tonale, à savoir le fait qu'elle soit ce qu'elle est indépendamment du fait que ce soit tel ou tel qui se la représente — et c'est bien là le sens de ce que nous pouvons entendre par "sémiose tonale" — amène à produire une hypothèse : celle de la réalité de l'Autre. La réalité de la sémiose tonale nous amène à penser que l'Autre doit être considéré comme indépendant des conditions temporelles, spatiales — actuelles en un mot — dans lesquelles il se manifeste, comme indépendant du fait que ce soit, disons, "moi" qui muse. L'Autre dont il est ici question possède une identité — certes vague, au sens peircien du terme — qui assure, fonde la réalité du musement, à savoir que ce dernier serait le même pour tout autrui placé dans des conditions absolument identiques. Il est évident que le sujet et l'Autre ne sont pas encore pleinement distingués en l'absence d'une actualité qui "vectorialise" le processus sémiosique. Pourtant ils sont là potentiellement, prêts à se scinder sous l'effet de l'actualisation d'un representamen. Le sujet muse avec l'Autre.
Nous pouvons ainsi nous représenter l'ensemble du phénomène de sémiose tonale comme le véritable fondement (ground) de toute sémiose — c'est probablement ainsi que Jean Oury entend la "sous-jacence". L'actualisation de la sémiose tonale en une sémiose "typique" (au sens du "type" peircien) n'est autre que ce que l'on appelle après Freud l'investissement d'une représentation (d'un representamen). L'"affect" freudien serait alors l'effet primaire du surgissement d'un type : nous suivons en cela Lacan pour qui "l'affect (…) est conçu comme ce qui d'une symbolisation primordiale conserve ses effets jusque dans la structuration discursive" (1966 : 383). On voit qu'ici s'ouvre ce que nous pourrions appeler le "travail" du système tonal par les "types", travail qui ne nous apparaît dès lors comme rien d'autre qu'une activité essentiellement interprétative. Les "types" constituent dans l'actualité des frayages dans le système potentiel qu'est le tonal.
Le musement est ce par quoi le tonal nous apparaît, il en est son contenu essentiel. Rappelons ici quelques résultats de notre article cité (1990). Les différents systèmes de tons se dessinent en référence aux différents genres de sémioses qu'un représentamen peut engager. La tonalité propre au type est le diatonique, celle propre aux traces, le syntonique, celle des tons, l'homotonique. Les sémioses engagées par des types — et donc faisant apparaître des significations — s'appuient sur et constituent (par des processus habituatifs) les representamens diatoniques. C'est ainsi que les "types" peuvent agir sur l'espace tonal : par l'intermédiaire du diatonique.
Mais on voit aussi quels rapports peuvent exister entre le musement et les types. De même que les pensées latentes sont inférées (par une inférence appelée par Peirce "abductive") du contenu manifeste du rêve, de même le musement — dans la mesure où il n'est pas du domaine du conscient — doit être inféré des idées qui, parce qu'elles s'imposent dans une actualité, en censurent l'accès tout en nous l'ouvrant. Dès lors le contenu du musement va être dépendant de ce qui le nie, en ce qui concerne, du moins, l'accès à la conscience. D'où un deuxième genre de rapports entre types et tons.
Ainsi toute sémiose présuppose un système sémiosique tonal dans et par lequel elle se constitue. Dans la mesure où nous avons considéré le diatonal (ou diatonique suivant l'insistance que nous voudrons mettre sur l'idée de structure ou sur celle de dynamique — en fait les mots ont la même racine grecque "tonos", la tension) comme le seul espace tonal propre à être "travaillé" par les types, c'est dans cet espace-là que nous trouverons la plus essentielle réalité de l'inconscient promu par Lacan, celle d'une structure de sémiose. Mais cet espace diatonal ne saurait être séparé, autrement qu'analytiquement, de l'espace tonal tout entier par quoi il participe sans aucun doute du phénomène de la perception, dans lequel, bien entendu, nous rangeons aussi les perceptions dites "internes" (proprio- et intéroceptives).
Nous avons ainsi fait apparaître un espace dont la particularité est d'être un médium entre le sujet et l'Autre, mais avec lequel chacun des deux aura un rapport immédiat dès lors qu'une actualité viendra les scinder, c'est-à-dire, dès lors que l'Autre pourra bien avoir l'obsistence d'un "autrui". L'immédiateté du représentamen tonal ne l'empêche pas d'être un médium, quant, précisément, il entre dans une sémiose actuelle, devenant ainsi un type. On aura compris que la position du psychanalyste, celle du moins à laquelle il postule, est de jouer auprès du patient le rôle de l'Autre par l'actualisation du musement de l'analysant. La règle du "tout dire", fondatrice de l'acte psychanalytique trouve ainsi sa place essentielle dans la "tragédie" qu'est l'analyse.
Ces quelques réflexions s'ouvrent tout naturellement sur une révision profonde de ce qu'on a coutume d'appeler la "communication". Si l'on admet que la pensée n'atteint le stade usuellement appelé "réflexif", ou symbolique, que par l'actualisation du musement, c'est-à-dire par l'investissement "actuel" de representamens, la prétendue communication ne serait donc que la tentative d'influer sur le musement d'autrui grâce à une connaissance préalable de ses processus associatifs. L'"intention" de communiquer qui se manifeste alors prend la forme d'une anticipation de l'interprétation, c'est-à-dire, dans la mesure où le tonal est concerné, la supposition d'un interprétant "immédiat". On voit en quoi la réalité de l'Autre nous fournit une part de cette connaissance, mais non, bien entendu, la totalité, d'ailleurs parfaitement illusoire dans la mesure où elle est essentiellement potentielle. Le "tout" n'est envisageable que dans le monde possible, mais non dans le monde obsistant ou transuasif. Ainsi que Lacan l'avait bien souligné, il y a un manque dans l'Autre. Si ce dernier me garantit la possibilité d'un accès immédiat au tonal d'autrui, je ne puis être assuré jamais de l'effet de mon discours sur son musement — sauf à considérer que la compréhension fournie par l'habitus collectif sur les effets des signes est la plus authentique réalité à laquelle je puis accéder effectivement.
La "communication", conçue comme l'accord tonal, l'identification partielle de musements, est donc marquée de ce qu'on peut bien, avec Lacan, appeler le "malentendu" et le musement se présente à nous comme marqué du "discours de l'Autre", dans la mesure où cet "interprétant immédiat", un des caractères de l'Autre apparaît comme une hypothèse interprétative, une abduction.
Pour conclure
Afin d'éclairer ce que pourraient avoir d'obscures ces considérations, voici deux cas cliniques, gros d'ailleurs de leur propre obscurité.
Céline arrive ce jour-là, s'allonge et marque ce temps d'hésitation qui lui est propre avant de prendre la parole. Cette vague réticence insistera tout au long de la séance. Peu avant la fin de celle-ci, elle indique avoir un mal au ventre persistant. Puis, comme dans un cri, "j'ai une boule de sang qui explose dans mon ventre". L'idée d'une grossesse extra-utérine s'impose à moi. J'évacue cette idée aussitôt afin de permettre le développement de ce qu'il me fallait sans doute appeler un fantasme. La séance se termine. Au moment du départ, je m'entends dire à Céline : "Avez-vous consulté un médecin ?" "Oui", me répond-elle, "mais en avez-vous un à me conseiller ?" Je lui donne alors l'adresse d'un de mes amis en qui j'ai toute confiance. La suite confirmera le "diagnostic" de grossesse extra-utérine de deux mois.
La question est ici la suivante : comment est-il possible d'entendre ce "cri du corps", sinon par la considération d'une tonalité propre dont l'expression purement symbolique n'est là que comme l'indice d'un malaise corporel vaguement désigné. Car enfin l'oeuf qui est dans la trompe n'est pas cette "boule de sang", l'"explosion" n'avait pas lieu au moment indiqué et, en tout état de cause, ne pouvait être l'explosion d'une boule de sang, mais bel et bien de la trompe elle-même. Pourtant le rôle indiciaire était là, ainsi que le ton propre à désigner l'urgence de la situation (rapidement mortelle). La compétence propre du psychanalyste n'est pas la question, sans quoi cette pratique ne serait que magie. Le musement propre de l'analyste lui laisse la possibilité d'inscrire tout ce dont l'habitude humaine (onto- et phylogénétique — pour parler grossièrement) est porteuse. Le "cri du corps" n'est-il pas une des variétés du musement, avant qu'il soit exprimé ? Ce que Freud appelle l'"attention flottante" n'est autre que, précisément, l'ouverture libre du psychanalyste à son propre musement par laquelle il se refuse à tout contrôle dont l'"activité" ou l'"actualité" viendrait obérer le potentiel tonal. Bien entendu rien n'est ici assuré avant que la réalité sociale ne vienne donner aux effets de l'hypothèse sa plus profonde réalité. Il nous faut renoncer aux certitudes d'être dans le "ton", jusqu'au moment du moins où la "vérification" des conséquences m'en assurera sinon la certitude — ô combien tardive ! — mais du moins la probabilité.
Peut-être pourra-t-on reprocher à ce cas d'être — mais peut-il en être autrement ? — particulier, trop particulier, et plus obscur que ce qu'il prétend éclairer.
Hiératique dans son fauteuil roulant, la partie droite de son corps tordue par une hémiplégie, les yeux grands ouverts, répondant aux sollicitations de l'équipe par de légers battements de paupière, de petits gestes de la main, laissant ses interlocuteurs à leur interprétation, Renaud participe à la réunion de l'équipe de réanimation et de rééducation des comateux dans la phase d'éveil. L'enquête menée, les bribes de renseignements vaguement coordonnées vont permettre toutefois d'aborder son cas en sa présence si peu "responsive". Le protocole mis sur pied consiste à parler du cas en présence du malade lui-même. L'idée sous-jacente est de donner à ce dernier l'occasion d'accorder son musement aux productions verbales (et tonales) qui l'entourent. Nous tentons des incursions dans des domaines hautement investis : l'enfance, la mère, le père, la place réciproque des enfants de la fratrie. Il n'est pas souhaitable de reprendre ici ne fût-ce qu'une partie des considérants qui nous guidaient. La seule obligation que nous nous faisions étant de "parler tonal", Renaud se mêle bientôt à la discussion par ses mouvements des paupières et de la main, éclairant çà et là quelques points obscurs, indiquant aussi une certaine tension lors de quelques échanges.
En soi ce résultat est une petite victoire dans la mesure où il indique un début d'investissement dans ce que nous appellerons un dialogue : le problème pour le comateux paraissant être celui du passage à l'investissement de représentations, comme si le barrage, à l'image d'un "Boulder Dam", impliquait une très haute "différence de potentiel" entre le musement et l'insertion de celui-ci dans l'actualité. L'intérêt que Renaud marquait pour ces representamens qui le concernaient marquait un début d'abaissement de ces différences de niveau, sans doute vers le passage à la parole. La semaine suivante, Renaud, surmontant ses épouvantables handicaps physiques "dictait" en désignant une à une les caractères d'un alphabet une lettre d'amour à l'une des soignantes. Eros pouvait s'affranchir un instant de la garde de Thanatos. Car, bien entendu, des considérations sur les pulsions et leur intrication/ désintrication doivent être envisagées pour faire une théorie de la relation au comateux.
Mais il n'est évidemment pas nécessaire de le faire dans le cadre de cet article.
Références
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Ornicar ?, Bulletin périodique du Champ freudien, n°3, p. 102 et n°9 p. 33.
Michel Balat
Revue Internationale de Philosophie, Vol. 46, N°180, 01/92
Lacan nous invite à le lire comme lecteur de Freud. Peut-être pourrait-on lui faire le reproche d'avoir substitué à l'infinie clarté du fondateur de la psychanalyse une certaine obscurité — plus apparente que réelle, il est vrai. Pourtant, à travers ces nuages et ses nouages, ne nous signifiait-il pas une sorte de critique, portée au grand ancien : celle de nous avoir laissé croire que l'on pouvait tout uniment aborder son oeuvre, alors qu'elle recèle des pièges redoutables ? Nous pouvons le penser, d'autant que Lacan cherchait, comme il le disait, à préserver l'"illecture" de son travail, garante, cause et soutien du désir de savoir du lecteur. Bonne leçon socratique, déjà reçue par Phèdre :
Ce qu'il y a même (…) de terrible dans l'écriture, c'est, Phèdre, sa ressemblance avec la peinture : les rejetons de celle-ci ne se présentent-ils pas comme des êtres vivants, mais ne se taisent-ils pas quand on les interroge ? Il en est de même pour les discours écrits : on croirait que ce qu'ils disent, il y pensent ; mais, si on les interroge sur tel point de ce qu'ils disent, avec l'intention de s'instruire, c'est une chose unique qu'ils donnent à comprendre, une seule, toujours la même ! (Platon 1950 : 76).
Que nul ne me lise s'il n'est psychanalyste ! Car il faut bien avoir quelque "connaissance expérientielle collatérale", comme le dit Peirce, de l'objet dont il est question pour pouvoir accéder par ses propres moyens au discours, et tout particulièrement à l'écrit dont les signes "guident celui qui les sait sur un chemin incertain".
Nous voudrions, pour notre part, tenir un pari difficile, à savoir celui qui consiste à tenter de clarifier quelques hypothèses fondamentales de Lacan à l'aide d'une oeuvre bien plus obscure encore, celle du logicien, philosophe, mathématicien, chimiste, astronome, psychologue, etc… américain Charles Sanders Peirce. Lacan lui-même ne nous y invite-t-il pas ce 23 mai 1962 lorsqu'au cours du séminaire qu'il consacre à "l'identification", il annonce à ses auditeurs :
J'ouvrais récemment un excellent livre d'un auteur américain dont on peut dire que l'œuvre accroît le patrimoine de la pensée et de l'élucidation logique. Je ne dirai pas son nom parce que vous allez chercher qui c'est. Et pourquoi est-ce que je ne le fais pas ? Parce que, moi, j'ai eu la surprise de trouver dans les pages où il travaille si bien un tel sens si vif de l'actualité du progrès de la logique, où justement mon huit intérieur intervient. Il n'en fait pas du tout le même usage que moi. Néanmoins je me suis amené à la pensée que quelques mandarins parmi mes auditeurs viendraient me dire un jour que c'est là que j'ai pêché (Lacan 1962 : II/449).
A-t-il pêché chez Peirce — ou "péché" comme l'indique l'ouvrage en question en un lapsus calami des plus redoutables ? Qu'importe. L'influence de ce dernier est suffisamment assurée pour que Lacan revienne à plusieurs reprises à ses écrits, soulignant toujours l'immense apport de Peirce et dessinant les rapports étroits de leurs conceptions réciproques.
Il est, bien entendu, hors de question dans le cadre de cet article de donner plus que quelques aperçus sur ces rapports. Nous en avons entamé les développements préalables dans notre ouvrage (Balat 1991b). Il nous paraît cependant intéressant d'approcher à nouveau deux questions, celle des catégories et celle du signifiant, afin d'aborder une nouvelle construction, celle du "musement", pour mettre à l'épreuve la validité des connexions entre les discours lacanien et peircien.
Les catégories
Un des maîtres mots de la philosophie de Peirce est certainement la continuité. Sous le nom de "synéchisme", il en a fait un des trois niveaux de développement de la réalité, les deux autres étant le tychisme — en quoi le hasard absolu est agissant dans le monde — et l'anancisme — expression de l'action nécessaire comme réellement présente dans la constitution de la réalité. En fait tychisme, anancisme et synéchisme — dans l'ordre — sont, respectivement, des conceptions issues des trois catégories fondamentales, à savoir, Priméité, Secondéité et Tiercéité ou, comme nous préférons les appeler (en traduisant les termes mêmes de Peirce, respectivement Originality, Obsistence et Transuasion), Originalité, Obsistence (condensation de objet et existence) et Transuasion (condensation de transfert et persuasion). Ces trois catégories sont issues, en leur pleine signification, de l'étude de la logique des relations à laquelle Peirce a tant contribué. De la reconnaissance du fait que toute relation d'ordre pluriel est logiquement décomposable par combinaison de relations monadiques, dyadiques et triadiques, il s'ensuit que ces trois types relationnels sont la marque de propriétés fondamentales de type catégoriel, à savoir ce qui est tel qu'il est — correspondant à la relation monadique — ce qui est par un autre — relation dyadique — et ce qui est en mettant en relation les deux précédents — relation triadique. Bien entendu une prise de position est sous-jacente — mais explicite chez Peirce : la logique est dans le monde. Scruter scrupuleusement et inlassablement les apparences (le phaneron), sans se laisser détourner de cette tâche par la supposition d'un inconnaissable quel qu'il soit (l'inconnu n'est pas inconnaissable), est, pour Peirce, l'indéfini travail à quoi nous nous consacrons. On comprendra dès lors le rôle central de la sémiose — processus signique — dans la construction du réel.
Comme l'indique Deledalle (1990), la portée de l'ontologie classique est, chez Peirce, fort réduite. L'"être" est une relation copulative et se confond avec la relation. L'Original peut être, l'Obsistant se trouve être et le Transuasif serait. S'il nous fallait trouver une formule qui rassemble iconiquement ces trois niveaux de la réalité, ce serait une fraction du type:
à condition toutefois d'admettre, pour saisir la pleine signification de cette formule que
la proportion en général est une équivalence ou égalité analogique. La notion de rapport précède logiquement celle de proportion dont elle est un élément (…). La proportion, elle, conformément à la définition d'Euclide, est "l'équivalence de deux rapports", la relation analogique entre deux comparaisons; lorsque cette équivalence est l'égalité de deux rapports algébriques, nous avons A/B = C/D ou a/b = c/d, si a, b, c, d sont les nombres qui mesurent les grandeurs A, B, C, D, avec la même unité. Ce qui peut s'énoncer: "A est à B comme C est à D", expression qui montre immédiatement la relation entre cette égalité et le Principe d'Analogie. Du reste, comme le remarque déjà Vitruve, la proportion géométrique s'appelle en grec , analogie (Ghyka 1952 : 43-4).
Cette défiance vis-à-vis de l'ontologie se trouve aussi chez Lacan :
Ce à quoi il faut nous rompre, c'est à substituer à cet être qui fuirait le par-être, soit l'être para, l'être à côté. Je dis le par-être, et non le paraître, comme on l'a dit depuis toujours, le phénomène, ce au-delà de quoi il y aurait cette chose, noumêne — elle nous a en effet menés à toutes les opacifications qui se dénomment justement de l'obscurantisme. (…) Il faudrait apprendre à conjuguer comme il se doit — je par-suis, tu par-es, il par-est, nous par-sommes, et ainsi de suite (Lacan 1975 : 44).
Trois catégories chez Peirce, trois chez Lacan — l'Imaginaire, le Réel et le Symbolique — ne faudrait-il pas en conclure à une intime correspondance entre elles ? Lacan nous y invite :
Tout objet, sauf l'objet dit par moi a, qui est un absolu, tout objet tient à une relation. L'ennuyeux est qu'il y ait le langage, et que les relations s'y expriment avec des épithètes. Les épithètes, ça pousse au oui ou non. Un nommé Charles Sanders Peirce a construit là-dessus sa logique à lui, qui, du fait de l'accent qu'il met sur la relation, l'amène à faire une logique trinitaire. C'est tout à fait la même voie que je suis, à ceci près que j'appelle les choses dont il s'agit par leur nom — symbolique, imaginaire et réel, dans le bon ordre (Ornicar N°9 : 33).
Le symbolique y est donc premier. C'est que Lacan prend pour point de départ le langage et plus particulièrement le signifiant, et nous verrons plus loin en quoi il y a effectivement "du" premier dans le "signifiant" lorsque nous comparerons les deux approches. Le symbolique est, bien entendu, troisième chez Peirce et ressortit donc à la Transuasion. Car la démarche peircienne met en relief un mode d'analyse "abstractive", la "préscision", qui
consiste en la supposition d'un état de chose en lequel un élément est présent sans l'autre, l'un étant logiquement possible sans l'autre. Ainsi, nous ne pouvons imaginer une qualité sensorielle sans quelque degré d'éclat. Mais nous supposons habituellement que la rougéité, telle qu'elle est dans les choses rouges, n'a pas d'éclat ; et il serait certainement impossible de démontrer que chaque chose rouge doit avoir un degré d'éclat (…). Il est possible de préscinder la Priméité de la Secondéité. Nous pouvons supposer un être dont la vie entière consiste en un sentiment invariant de rougéité. Mais il est impossible de préscinder la Secondéité de la Priméité. Car supposer deux choses est supposer deux unités ; et quelque incolore et indéfini que puisse être un objet, il est quelque chose, et a donc de la Priméité, même si on ne peut rien lui reconnaître comme qualité. Toute chose doit avoir un élément non-relationnel ; et c'est sa Priméité. De même il est possible de préscinder la Secondéité de la Tiercéité. Mais de la Tiercéité sans Secondéité serait absurde (MS 478 : 34-7).
Dès lors, on peut bien reconnaître le fait que les choses commencent toujours par être signifiées, donc transuasives, sans pour autant écarter que leur mode d'être puisse référer aux deux autres catégories. Là encore, le pivot en sera le signifiant.
Disons tout de suite que nous avons de longue date établi des relations entre Originalité et Imaginaire, Obsistence et Réel, Transuasion et Symbolique. Non que nous les ayons identifiées respectivement, mais nous avons montré comment penser les trois catégories de Lacan à partir de celles de Peirce (Balat e.g.1986, 1988 et 1991b). D'autant que Lacan, partant du symbolique, nous indique immédiatement qu'il va falloir considérer ses catégories comme des degrés de la Transuasion. Originalité et Obsistence n'en interviennent pas moins dans l'analyse. Nous avons montré que l'Imaginaire pouvait être pensé comme l'originalité d'un transuasif, alors que le Réel en était l'obsistence. Nous faisions alors appel ainsi à cette notion peircienne si profonde — tirée des mathématiques —, celle du degré de dégénérescence. Les catégories de Lacan sont des catégories, respectivement, authentique (le Symbolique), dégénérée une fois (le Réel) et dégénérée deux fois (l'Imaginaire) de la Transuasion.
Imaginaire et Originalité
Ainsi l'Imaginaire est-il de l'ordre catégoriel de la Priméité ou Originalité lorsque celle-ci réfère à la semiosis, processus signique (que nous appellerons ici "sémiose"). Si, en sa priméité ou originalité, l'être monadique — quasi non-relationnel — d'une chose renvoie à la "qualité du sentiment" ou, comme l'indique à plusieurs reprises Deledalle (e.g. Peirce 1978 : 205-6; Deledalle 1990 : 56), à l'"affection simple" de Maine de Biran, elle peut avoir en elle-même la priméité d'un transuasif. Pour éclairer cet aspect, voici un bref résumé de la doctrine biranienne sur le sujet, donné par Delbos :
Il y a dans l'homme une vie affective sans conscience, c'est-à-dire sans attribution au moi. (…) La sensation, réputée simple depuis Locke, se résout (…) en deux parties : l'une qui affecte sans représenter, l'autre qui représente sans affecter. (…) Outre les éléments affectifs compris dans chacun de nos sens externes, il y a aussi en nous un état affectif général qui précède toutes les modifications causées par les impressions quelles qu'elles soient, externes ou internes ; et cet état, selon les modifications qu'il reçoit, devient agréable ou pénible et détermine des mouvements de réaction en conséquence (…). Certes, ces états affectifs enveloppent un sentiment immédiat d'eux-mêmes, et à ce titre ils ne sont pas purement organiques. Mais il y aurait un abus de langage à les déclarer proprement conscients, alors que la conscience suppose la distinction du sujet et de l'objet et que dans ces états sujet et objet sont confondus (1919 : 313-4).
Lacan, introduisant l'Imaginaire, élargit le domaine dont il vient d'être question en posant l'élément relationnel sous l'angle de l'Originalité. L'identification, qui concerne au premier chef la dimension imaginaire (même si, bien entendu, on ne saurait la réduire à elle), va précipiter - au sens chimique du terme — le médiat dans l'immédiat. La fameuse "assomption jubilatoire de son image spéculaire" par l'enfant dans la phase dite "du miroir" est conçue comme une "matrice symbolique" où, nous dira-t-il en une formule où se résume bien ce que nous soutenons ici, "le je se précipite en une forme primordiale, avant qu'il ne s'objective dans la dialectique de l'identification à l'autre et que le langage ne lui restitue dans l'universel sa fonction de sujet" (Lacan 1966 : 94 — c'est nous qui soulignons). Les trois catégories de Peirce sont indiquées ici par les termes soulignés, originalité de la forme primordiale, obsistence de l'objectivation et transuasion du langage, les deux derniers moments n'étant encore qu'en germe (matriciel) dans la forme première. Non pas pure forme, mais forme déjà "travaillée" par les deux autres instances, voilà en quoi l'imaginaire en sa constitution n'est pas "pure" originalité. D'autant que par la suite, Lacan saura mettre l'accent sur l'instigation à l'acte reçue de l'Imaginaire, allant jusqu'à interroger la place de l'image — parfois trompeuse — dans la conduite sexuelle des animaux :
Ce que montre l'étude des cycles instinctuels chez les animaux, c'est précisément leur dépendance d'un certain nombre de déclencheurs, de mécanismes de déclenchement qui sont essentiellement d'ordre imaginaire (…). Mais d'autres comportements (cf. les études de Lorenz sur les fonctions de l'image dans le cycle du nourrissage) montrent que l'imaginaire joue un rôle tout aussi éminent que dans l'ordre des comportements sexuels. Et du reste, chez l'homme, c'est toujours sur ce plan, et principalement sur ce plan, que nous nous trouvons devant ce phénomène (Lacan 1985 : 405).
Ici la vérité n'a pas la place — qu'elle ne recevra que du monde symbolique "L'imaginaire est déchiffrable seulement s'il est traduit en symboles" (Lacan 1985 : 247). Retenons donc que la dimension imaginaire est caractéristique du vivant qua vivant, dans ses aspects phylogéniques et ontogéniques, non sans noter qu'il y a chez Lacan une conception très large de cette catégorie puisqu'elle ira jusqu'à couvrir quantité de phénomènes dont on ne puisse dire strictement qu'ils sont humains. Mais nous sommes déjà averti par ce qu'il dira plus tard à propos de Pavlov et de sa fameuse expérience — à savoir que le bruit de trompette représente Pavlov, comme sujet de la science, pour la sécrétion gastrique (Lacan 1982 : 19) — pour ne pas déduire de cette insistance sur l'instinct et l'observation de la vie animale un quelconque penchant behavioriste chez Lacan ni une quelconque définition pan-vitaliste de la fonction imaginaire : répétons-le, il s'agit d'une conception dans la dimension langagière, ou plutôt transuasive.
Réel et Obsistence
Nous abordons, avec la dimension du Réel une des questions les plus passionnantes — et sans doute les plus difficiles — concernant ce domaine des catégories.
Tout d'abord, si chez Peirce la notion d'obsistence ne fait a priori aucune difficulté sur le plan définitionnel, il n'en est pas de même pour celle de Réel chez Lacan. Cette catégorie est l'une des plus évolutives de son cheminement intellectuel — étant entendu qu'il y aurait à faire l'histoire des concepts chez Lacan, tâche dans laquelle, par exemple, Philippe Julien (1985) s'est engagé non sans quelque succès. Car Lacan n'avait pas dès l'origine une hypothèse triadique aussi claire que celle qu'il développera plus tard. Celle-ci a été constituée par lui in vivo, dans l'observation — au sens large, c'est-à-dire incluant l'élément théorique, le discours freudien, la pratique analytique, la nécessité où il s'était mis d'avoir à conceptualiser publiquement, etc… Il lui sera longtemps difficile d'affirmer basiquement le lien triadique de ses catégories, ainsi qu'il le fait dans les années 70.
Durant plusieurs années, c'est souvent dans un système d'oppositions dyadiques qu'il se bornera à faire sentir à ses auditeurs le contenu même de ces concepts. Ce sera parfois, comme dans une conférence intitulée "Le symbolique, l'imaginaire et le réel" (Lacan 1985 : 403-29), dans une réponse à des questions posées par les auditeurs qu'il sera amené à définir la troisième catégorie absente (cas du réel dans cette conférence). C'est à partir du séminaire …ou pire, au cours duquel ses auditeurs rencontrent Peirce de manière plus approfondie, qu'il découvre les noeuds borroméens. Dès lors l'aspect triadique des catégories l'emporte sur la définition de leur contenu, ainsi qu'il en témoigne lui-même :
Freud n'avait pas de l'imaginaire, du symbolique et du réel la notion que j'ai — qui est le minimum, car appelez-les comme vous voudrez, pourvu qu'il y ait trois consistances, vous aurez le nœud. Pourtant, s'il n'avait pas l'idée de RSI, il en avait quand même un soupçon. Et ce qu'il a fait n'est pas sans se rapporter à l'ex-sistence, et partant, de s'approcher du nœud. D'ailleurs, le fait est que j'ai pu extraire mes trois de son discours, avec le temps et de la patience. J'ai commencé par l'imaginaire, j'ai dû mâcher ensuite l'histoire du symbolique, avec cette référence linguistique pour laquelle je n'ai pas trouvé tout ce qui m'aurait arrangé, et j'ai fini par vous sortir ce fameux réel sous la forme même du nœud (Ornicar N°3 : 102).
Quel est donc le contenu de cette catégorie ? Lacan fait le résumé de son élaboration sur la question : "Le réel, c'est ce qui revient toujours à la même place" ; "à le définir, ce réel, c'est de l'impossible d'une modalité logique que j'ai essayé de le pointer" ; "le réel n'est pas le monde. Il n'y a aucun espoir d'atteindre le réel par la représentation" (Lacan 1985 : 547-8).
On connaît l'exemple de la "lettre volée" (Lacan 1966 : 11-61) qui exemplifie ce contenu du Réel par lequel il "revient à la même place". N'est-ce pas précisément l'obsistence de cette lettre qui la fait constamment revenir ? La lettre volée à la Reine est cachée par le ministre dans son bureau de manière telle qu'elle n'est pas à la place où la pensée des policiers chargés de la retrouver puisse seulement imaginer qu'elle soit. Dès lors, malgré les recherches minutieuses où pas un millimètre carré d'espace n'a été sondé, ces derniers repartiront bredouilles. C'est donc de ne pas être à sa place que la lettre échappe aux investigations. Mais cette place —toute imaginaire qu'elle paraisse être comme place "possible" — est en fait déterminée par un système symbolique. Est-ce donc celui-ci qui constitue la place ? En fait non, car la lettre est là, insiste ; Lacan dira que "pour le réel, quelque bouleversement qu'on puisse y apporter, il y est toujours et en tous cas, à sa place, il l'emporte collée à sa semelle, sans rien connaître qui puisse l'en exiler". Il semble donc qu'ainsi Lacan puisse envisager une "place" non déterminée par le symbolique : la pensée gouverne, le réel détermine. Si nous avions l'illusion d'une parfaite maîtrise de ce réel par le système symbolique - des places symboliques, c'est-à-dire des positions — la lettre volée nous montrerait qu'il n'en est rien : elle définit un certain genre de place, un genre secondal, obsistant. Notons que la dimension imaginaire se trouve tout aussi bien mise en échec ici. Quoi que je puisse en imaginer ou en dire, cette lettre est là …et je ne la vois pas. Sa place est dans le monde obsistant, celui de l'existence dyadique des corps, hors de portée immédiate de mes compétences imaginaire et symbolique sédimentées. Mais ce réel je finis par le rencontrer, ne serait-ce que dans la dimension de la tuché, du hasard.
On peut comprendre dès lors pourquoi, avec le Réel, commence la présence insistante de l'impossible. Dans la dimension de l'obsistence, on ne peut prédiquer tout et le contraire de tout d'un sujet. La lettre volée est bien en un endroit parfaitement déterminé a priori - c'est sa dimension obsistante — c'est-à-dire qu'étant donné un quelconque prédicat, A je ne puis hic et nunc attribuer à la fois A et non-A à la lettre comme sujet. Par exemple, "elle est à tel endroit précis de la pièce" et "elle n'est pas à ce même endroit de la pièce" est inconcevable pour cette lettre réelle. C'est ainsi que Peirce définissait des prédicats incompossibles (cf. Balat 1991a). Mais nous n'en sommes pas quittes avec cette seule approche, car pour Lacan, placé dans la dimension transuasive, la lettre volée ne peut être, en l'état (policier), atteinte par la représentation.
Bornons-nous à nouer ensemble ces deux considérations d'existence (obsistence) et d'impossibilité (incompossibilité de prédicats) pour assurer le contenu du Réel lacanien dans deux de ses dimensions. Car, fruit de la transuasion-tiercéité, il nous faudra attendre les développements sémiotiques pour rendre compte de sa troisième dimension. Bornons-nous à présenter celle-ci à partir d'un livre étonnant, Histoire sans fin de Michael Ende. Dans sa recherche, Atreju doit franchir un passage gardé par deux sphinx. Interrogeant Engywuck — l'homme de science, un gnome —, il demande s'il y a des conditions particulières pour qu'un être puisse passer par là sans encombre. Engywuck répond :
(...) face à certains visiteurs, les Sphinx ferment les yeux et laissent passer. Mais la question que personne jusqu'à présent n'a éclaircie, c'est de savoir pourquoi un tel et pas un tel autre.(...) Au fil des ans, j'ai naturellement élaboré quelques théories. J'ai d'abord pensé que le facteur décisif d'après lequel les Sphinx jugeaient, c'étaient peut-être certaines caractéristiques physiques — poids, beauté ou quelque chose de ce genre. Mais j'ai dû abandonner très vite. J'ai ensuite cherché à établir certains rapports numériques : par exemple que sur cinq candidats, il y en avait toujours trois d'éliminés, ou que seuls ceux qui portaient comme numéro d'ordre un nombre premier avaient droit d'accès. Cela marchait tout à fait pour ce qui concernait le passé, mais quand il s'agissait de faire des pronostics ça ne collait plus du tout. Depuis, mon opinion est que la décision des Sphinx est absolument fortuite et dénuée de sens. Mais ma femme soutient que c'est une opinion blasphématoire, qui traduit mon manque d'imagination et n'a rien de scientifique (Op. cit. : 119).
Symbolique et Transuasion : signe et signifiant
Nous entamons ici la transition vers le sémiotique. Car il est clair aussi bien chez l'un que chez l'autre que nous touchons, avec le symbolique ou le transuasif, à la dimension du signe. C'est sans doute ici que l'apport de Peirce va s'avérer des plus utiles pour nous permettre de rendre plus accessible cette partie de l'élaboration de Lacan concernant le "signifiant".
Qu'il nous soit permis tout d'abord de lever une confusion largement entretenue au sujet de cette dernière notion. Dans un premier temps, Lacan tente un "raid" chez Saussure, lui empruntant le terme "signifiant", "oubliant" volontairement que signifiant et signifié sont indéfectiblement liés dans le "signe" (linguistique). Afin de permettre au signifiant de prendre son autonomie, Lacan crée le concept de "point de capiton" (le point de capitonnage des matelassiers) afin de maintenir l'idée de connexion entre le flot des signifiants et celui des signifiés, mais de connexion non rigide, de connexion fluctuante. Puis, conséquence de cela, il posera que le signifiant ne saurait "signifier" autre chose (au sens du signifié) que des signifiants. Ayant ainsi homogénéisé l'espace des signifiants, il constituera sa topologie, tour à tour tore, bande de Moebius, plan projectif ou bouteille de Klein. Si, localement, cet espace peut être constitué d'un avers et d'un revers, il n'en est pas de même globalement.
Il est clair qu'ici Lacan a commis ce qu'on pourrait appeler une erreur géniale et fructueuse. Toute sa réflexion montre que la pensée dyadique lui était étrangère : comment a-t-il pu se livrer à une opération essentiellement vouée à l'échec, à savoir, celle de fabriquer du "3" à partir de "2" ? La "triadicisation" de Saussure était peut-être une opération possible en référence à la pensée de Saussure lui-même, mais certainement pas à partir du Saussure du Cours ni, en tous les cas, de l'enseignement promu par cette nouvelle et riche science linguistique. Les fines analyses de Michel Arrivé (1986) ne peuvent que nous convaincre de l'impossibilité d'un accord : impossibilité reconnue par Lacan lui-même qui décide amèrement et ironiquement de baptiser "linguisterie" tous les éléments de son cru tirés de la linguistique.
Tournons-nous maintenant vers Peirce et sa sémiotique.
Tout d'abord, l'objet même de la sémiotique peircienne est la sémiose, le processus de signification tant dans sa structure (relationnelle triadique), sa dynamique (le signe-action, les modes d'inférence), que dans son économie (le pragmaticisme). La sémiotique est une théorie des processus signiques. L'outil conceptuel qui prend en compte le processus, nous l'appelons, après Peirce, la semiosis ou "sémiose".
Cette dernière est l'action véritablement triadique qui engage une tri-coopération entre un representamen, un objet et un interprétant, de manière qu'aucune relation dyadique entre deux des composantes ne permette de rendre compte du processus complet. Bien entendu, apparaît dès lors le résultat, si l'on peut dire, du processus, et c'est lui que nous appellerons "signe". Un signe est ainsi une structure triadique dont le développement processuel donne lieu à la semiosis ou sémiose. C'est donc proprement la relation triadique, incluant ses sujets, elle-même.
L'élément premier du signe, le premier sujet de la relation triadique, nous l'appellerons, tout comme Peirce, le "representamen". Le representamen sera donc un élément, le premier dans l'ordre, du signe triadique, ou le "déclencheur" de la sémiose, suivant les contextes.
Analytiquement conçu, le signe est ainsi la relation triadique authentique de trois "éléments" : le representamen, l'objet et l'interprétant, résumant, en quelque sorte, le processus — la sémiose — qui conduit, à partir du representamen, un continu d'interprétants à produire un objet. L'élément premier de celle-ci est le representamen : c'est lui que nous tenons pour l'analogue du "point" dans la mesure où, précisément, les interprétants successifs ne sauraient être autre chose que des representamens. L'objet lui-même, dans une de ses acceptions (l'objet qualifié d'"immédiat" par Peirce) n'est autre qu'un representamen. Mais, dans la sémiose, l'interprétant du representamen devient à son tour representamen du même objet pour un nouvel interprétant, et ceci indéfiniment. Nous verrons un peu plus loin en quoi cette régression à l'infini ne nous conduit pas à l'abdication sceptique.
Dans sa dynamique, la sémiose met en lumière les processus inférentiels de la pensée : l'abduction — ou constitution de l'hypothèse —, la déduction, et l'induction — au sens de vérification. De ces trois modes de l'inférence, le premier est tout particulièrement digne de retenir notre attention dans le domaine de la psychanalyse puisque c'est autour de lui que s'articule l'hypothèse freudienne de l'inconscient (Balat e.g. 1991a et b).
En sa dimension économique, autour du concept d'"habitude conditionnelle", la sémiose révèle la richesse du pragmaticisme peircien. Ce dernier diffère fondamentalement du pragmatisme en ceci que, loin d'être behavioriste il considère précisément les habitudes comme conditionnelles et, dès lors, insiste sur la constitution et le développement des méthodes plus que sur les effets pratiques de ces dernières.
Deux "maximes" du pragmatisme, dont Peirce est le père fondateur (cf. Deledalle 1971) sont ici à retenir : "Un concept entre par la porte de la perception et ressort par celle de l'action" et "Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l'objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l'objet". Plus tard (en 1903), Peirce donnera une définition du pragmatisme qui est la suivante : "Le pragmatisme est le principe suivant lequel chaque jugement théorique exprimable en une phrase au mode indicatif est une forme confuse de pensée dont la seule signification (meaning), si elle en a une, réside dans sa tendance à renforcer une maxime pratique correspondante exprimable comme une phrase conditionnelle ayant son apodose au mode impératif" (5-18).
"Si ton épée est trop courte, avance d'un pas !" disait une mère spartiate à son fils qui, partant à la guerre, se plaignait de la petite taille de son épée. Généralisée, c'est une maxime pratique exprimée en une phrase conditionnelle, et ayant son apodose au mode impératif. On voit d'ailleurs que, chez Peirce comme chez Lacan, il n'est de fait que de fait de discours. Si tous les jugements "exprimables au mode indicatif" renforcent certaines maximes pratiques "exprimables comme une phrase conditionnelle dont l'apodose est au mode impératif", c'est qu'en quelque sorte celles-ci sont le noyau de ceux-là. "Tous les hommes sont mortels" (jugement au mode indicatif) ; "Si tu es un homme, meurs !" (noyau). Nous retrouvons le conseil de la mère spartiate.
Si, dans la troisième maxime, Peirce dit "exprimable", il ne dit pas "exprimé" ! Bien entendu. De même que dans la seconde, il évoque les effets pratiques "que nous pensons pouvoir" être produits. N'oublions pas que nous sommes chez Peirce dans une logique de l'enquête. Il est donc clair que l'interprétant ultime d'une sémiose doit avoir dans son être une part hypothétique, même s'il paraît "trancher dans le vif". Cette pipe — actuellement dans ma bouche — a sa qualité de pipe dans la mesure où je puis en attendre tout un ensemble de services pouvant être sollicités à tout instant. En ce sens là, la position de l'interprétant est effectivement au futur, inclus dans un conditionnel. La part de l'impératif est, elle, l'acte en tant qu'acte signifiant puisque moment propre d'une sémiose. Là est la clef du concept peircien d'"objet dynamique" comme produit de la sémiose : c'est une habitude conditionnelle.
Dès lors — et nous verrons plus loin en quoi l'objet occupe différentes positions dans la conception peircienne — si l'objet est produit par la sémiose comme habitude conditionnelle, nous pouvons comprendre qu'il ne peut, comme tel, être "atteint par la représentation". Le processus de construction de l'objet, la sémiosis infinie (mais non illimitée, précisément), "tend vers" l'objet, sa limite au sens mathématique. Nous sommes là dans le registre du synéchisme, de la continuité, qui nous permet de penser des processus infinis et pourtant limités (tant spatialement que temporellement, par exemple). La structure de la sémiose où l'interprétant "devient à son tour" representamen de l'objet pour un autre interprétant qui, à son tour, "devient"…, s'appuie sur la continuité des univers peirciens. S'il nous faut malgré tout renoncer à pouvoir faire autre chose que d'approcher par la représentation l'obsistence, qui nous est donné dans l'expérience, il n'en est pas moins vrai que la sémiose est un processus qui nous conduit "aussi près que l'on veut" de l'objet existant. Avec la notion de sémiose nous pouvons ainsi toucher du doigt en quoi la "représentation" ne peut "atteindre" son objet, comme l'indique Lacan dans la troisième acception — ou propriété — du réel. On peut ainsi comprendre que l'objet a de Lacan soit considéré par lui comme non relatif (c'est-à-dire comme ne tenant pas à une relation) quoique présupposant le déploiement de la sémiose triadique.
Signifiant et representamen
Il peut apparaître maintenant une profonde identité dans l'approche peircienne du representamen et celle, lacanienne, du signifiant. Dans les deux cas, nous disposons d'un concept "originaire" du signe, véritable fondement de ce dernier. Car le signifiant ou le representamen est un premier et, dès lors, il n'est nul besoin de supposer en antériorité ce qui ne saurait apparaître logiquement qu'après. La formule de Lacan est : "Un signifiant est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant". La préoccupation est pour lui, bien entendu, de donner au signifiant une présence première par rapport au sujet qu'il constitue. Pour Peirce le representamen est premier, l'objet second et l'interprétant troisième : l'ordre est logique. Dans la sémiose — la production de l'objet — le representamen est toujours premier, mais l'interprétant second et l'objet produit (l'objet dit "dynamique") troisième. A posteriori, dans une des conceptions de la détermination du signe, l'objet dynamique pourra toujours être considéré comme premier, le representamen second et l'interprétant troisième. Tout dépend donc ici du mode d'inférence dans lequel nous nous situons, c'est-à-dire de la position de l'objet (tour à tour, respectivement, second, troisième et premier). On sait que, sur des positions voisines, Lacan a construit sa théorie des "discours" (e.g. Balat 1991b).
Le representamen est susceptible de se présenter suivant trois modes d'être, comme premier de la relation triadique qui le lie à l'objet et à l'interprétant. Nous avons là une référence aux Catégories ou aux Univers peirciens. Suivant l'univers sous le mode duquel le representamen apparaît, le signe sera un "ton" (tone), si l'univers est celui des possibles (originaux), une "trace" (token) si c'est celui de l'Actualité (obsistants), un "type" (type) si c'est celui des Nécessitants (transuasifs). (Peirce donnera d'autres termes pour cette classification : respectivement, qualisigne, sinsigne, légisigne). Nous sommes là dans le cadre de la "grammaire spéculative" ou "grammaire pure", à savoir, "ce qui doit être vrai du representamen utilisé par toute intelligence scientifique pour qu'il puisse recevoir une signification (meaning)" (2.229). Rappelons pour mémoire les deux autres divisions de l'étude des signes : la "logique", "science de ce qui est quasi-nécessairement vrai des representamens d'une intelligence scientifique pour qu'ils puissent valoir pour n'importe quel objet, c'est-à-dire pour qu'ils soient vrais", et la "rhétorique pure" dont la tâche est de "découvrir les lois grâce auxquelles dans toute intelligence scientifique, un signe donne naissance à un autre"(2.229).
Envisagé comme pensée, un representamen est une idée générale, envisagé comme objet, il est dans le monde et, en tout état de cause, il est un "ton" (proche de l'"affection simple") : le synéchisme peircien nous permet ainsi de considérer ce qu'on appelle usuellement, mais souvent fautivement, des "éléments" dans le cadre structurel où ils sont posés ; rien n'est "en soi". Mais sommes-nous pour autant au plus près du signifiant lacanien ? Oui si, développant avec Peirce la conception du representamen comme idée générale, nous voyons que,
la personnalité est quelque type de coordination ou connexion d'idées. Mais c'est peut-être trop peu dire. Quand nous considérons que (…) une connexion entre idées est elle-même une idée générale, et qu'une idée générale est un sentiment (feeling) vivant, il est clair que nous avons au moins fait un pas appréciable vers la compréhension de la personnalité. (…) Mais le terme coordination implique quelque chose de plus que cela ; il implique une harmonie téléologique dans les idées, et dans le cas de la personnalité, cette téléologie est plus qu'une simple poursuite vectorisée d'une fin prédéterminée ; c'est une téléologie développementale. C'est cela le caractère personnel. Une idée générale, vivante et consciente maintenant, est déjà déterminative d'actes dans le futur jusqu'à un point dont elle n'est pas maintenant consciente. (…) Cette référence au futur est un élément essentiel de la personnalité. Si les fins d'une personne étaient déjà explicites, il n'y aurait pas place pour le développement, pour la croissance, pour la vie ; et par conséquent il n'y aurait pas de personnalité. Le simple transfert de buts prédéterminés est mécanique (6.155/6/7).
L'interprétant, dans la sémiose, étant à son tour representamen (du même objet) et ayant lui-même ses interprétants, nous pouvons voir qu'à envisager la sémiose non plus sous l'angle du système representamen/objet/interprétant, mais comme chaîne (continue) de representamens, c'est-à-dire sans la considération directe de l'objet "représenté", ce que Peirce appelle la "personnalité" devient ce qui se tisse continûment sous cette chaîne, à savoir le sujet. C'est en quoi Peirce, comme, Lacan considère le "sujet" non comme un donné a priori, comme la condition de la sémiose, mais, bien au contraire, comme, à la fois, nécessité continûment par cette dernière de telle manière qu'elle y réfère constamment. Peirce dira d'ailleurs que la pensée n'est pas dans l'homme, mais que bien plutôt l'homme est dans sa pensée, ou, mieux, dans son penser.
Il sera sémiotiquement nécessaire que tous les "pensers" soient des déterminations d'un seul "quelque chose" correspondant à un esprit, — je l'appellerais un quasi-esprit. Sinon deux prémisses distinctes seraient simplement, par leur être même, pensées simultanément, mais non, par le fait, "copulées" en une seule prémisse et ainsi prises ensemble, de telle manière que l'une serait pensée par vous, indulgent lecteur, à l'instant même ou l'autre serait pensée par le Mikado. Comme les pensers sont tous des déterminations d'un quasi-esprit, et donc sont des signes, il s'ensuit que le quasi-esprit est lui-même un signe. Sa fonction d'amener les différents pensers en interréférence requiert, car c'est un signe, qu'il ait comme objet cet univers singulier ou ce simple corps d'univers auquel le cours entier du penser se relie en toute occasion. On peut même le considérer comme une instance des jugements, assertant tout ce qui est tacitement nécessaire dans la discussion, c'est-à-dire tout ce qui, sans être effectivement et explicitement pensé, influence cependant, comme habitude du penser, les conclusions, comme s'il était effectivement pensé (MS 292).
Nous allons voir maintenant une illustration de cette vision du "quasi-esprit" à propos du "musement". Bien entendu, ces considérations présupposent une conception de l'esprit (mind) non réductible à la conscience. Et c'est bien ainsi que Peirce l'envisageait, disant, par exemple que
si la psychologie était réduite au phénomène de la conscience, l'établissement des associations mentales, la prise d'habitudes, qui sont en fait la Place du Marché de la psychologie, seraient hors de ses boulevards. Considérer de telles parties de la psychologie — qui sont, en tout point, ses parties essentielles — comme des études du phénomène de la conscience, reviendrait, pour un ichtyologiste, à dire que sa science est l'étude de l'eau (7.367).
Le tonal et l'Autre
Ayant développé dans plusieurs articles différentes questions concernant les rapports entre concepts chez Peirce et Lacan, nous ne pouvons que renvoyer le lecteur pour compléments à ceux-là (e.g. la conception du "ça" (Balat 1991a), de la dénégation (1989)).
Nous voudrions ici montrer en quoi ce travail d'assimilation réciproque des concepts peut être fructueux tant dans la branche sémiotique que dans celle de la psychanalyse, étant entendu qu'il ne s'agit en aucun cas de s'occuper simplement de la "consolidation" théorique, mais bien plutôt d'assurer le développement de recherches "techniques" ou cliniques.
La question qui se posait à nous était la suivante : dans quelle mesure peut-on parler d'une "écoute" particulière du psychanalyste ? Autrement dit, est-il possible de serrer de plus près ce que Freud appelle l'"attention flottante" ? On sait que, sur ce point, Lacan parlait de l'écoute du signifiant. Cette technique est, certes, très "parlante" et hautement recommandable, mais en quoi correspond-elle exactement à l'activité du psychanalyste ? Théoriquement, il est vrai que considérer l'interprétant comme un representamen est, très exactement, faire une impasse sur la signification, puisqu'on reporte alors ad libitum la production de l'objet (au sens peircien de la sémiose). Mais pratiquement, comment intégrer l'idée de scansion, de rythme, de cadence à l'écoute du psychanalyste ? On peut de la même manière se demander quel est le statut des associations d'idées qui guident l'analyste dans son écoute.
Hors du terrain propre de l'analyse, confrontés, par exemple, à la rééducation des comateux, nous nous trouvons devant la nécessité de répondre à la question du statut de la pensée chez le comateux : question hautement pratique, même si elle se donne a priori comme théorique.
Nous ferons appel ici encore à Peirce et sa "théorie" du musement (Deledalle 1990 pour la traduction de l'article de Peirce "Un argument négligé en faveur de la réalité de Dieu" 6.452/91). Nous donnerons en fait à ce "musement" une extension peut-être plus grande que celle que lui donne Peirce dans cet article. Ce "Jeu Pur" recouvre ces sortes d'activités mentales qui vont de "la contemplation esthétique" à "la contemplation de quelque merveille dans l'un des Univers ou de quelque connexion entre deux des trois Univers, avec spéculation sur sa cause" (Deledalle 1990 : 174). Dans le domaine de la psychanalyse le musement n'est pas sans rapport avec l'"association libre". Pour une part, tel que nous le concevons, il peut prendre la forme de ce genre de pensée auquel nous n'avons accès que lorsqu'un événement impromptu, discordant, nous le révèle. "Tiens, j'étais en train de penser…", phrase que nous lirons comme "j'étais en (un) train de pensée" (ou de penser, si nous prenons ce dernier terme comme l'activité même). Ce type de musement, premier, ne nous est pas directement accessible puisqu'alors que nous musions, aucune conscience ne nous en était donnée. Il se présente à nous comme l'hypothèse pure, le pur possible, une promenade dans l'Univers original, l'instant indéfiniment présent que l'actualité ou l'actualisation détruit irrémédiablement en lui fournissant un temps du passé. Dans sa plus haute activité, le musement construit, échafaude ce genre d'idées qui peut-être passera ou ne passera pas la barrière de l'expression sans s'évanouir tout à fait, mais dont l'évidence de la présence atteste la réalité.
Nous avons déjà employé un mot hérité du vieux français : le "penser". Le musement est, lui aussi, tiré de la littérature du moyen-âge. Car un des plus beaux exemples du musement nous est donné par le fameux passage du Conte du Graal où Perceval (Chrétien de Troyes 1990 : 131sq) "muse" sur trois gouttes de sang se détachant sur la neige qui lui rappellent la joue blanche et colorée de sa mie :
Percevax sor les gotes muse
tote la matinee et use
tant que hors des tantes issirent
escuier qui muser le virent
et cuiderent qu'il somellast. (v. 4189/93)
Ainsi ce musement nous fait apparaître cette forme de representamen qui insiste sans pour cela atteindre l'actualité, à savoir ce que, plus haut, nous avons appelé le "ton". Le musement est essentiellement tonal, ce qui nous ouvre la possibilité de le considérer dans le cadre même de la sémiotique. De plus nous pouvons envisager une trichotomie des tons, donc du musement (cf. e. g. Balat 1990), en tons homotoniques, ou tons premiers, syntoniques, seconds et diatoniques, troisièmes. Nous pouvons évoquer le fait que les tons diatoniques sont intimement liés aux "types" (ou légisignes), c'est-à-dire, pour l'essentiel, au langage. Le diatonique est donc ce qui, dans le musement, manifeste l'apport de ce genre d'association que Peirce appelle "association de généraux" — étant entendu que cette dernière en présuppose d'autres (au sens de la "préscision" dont nous avons parlé plus haut), à savoir, l'association par ressemblance et celle par contiguïté. Il n'est sans doute pas nécessaire d'insister sur le fait que la tonalité diatonique sera une des bases de cette "écoute du psychanalyste" qui incorpore dans l'être tonal du signifiant toutes les possibilités de signification, aussi bien celles qui peuvent être, que celles qui sont, ou encore qui seraient, dans telle ou telle condition. Aussi bien ce n'est pas la signification actuelle qui prédomine dans le tonal, mais ces modes de pré-signification marqués aussi bien de la possibilité réelle que de la nécessité conditionnelle.
Mais envisager ainsi ce que nous pourrions appeler la "phanéroscopie" (ou phénoménologie) du tonal amène une nouvelle question, celle de la sémiose tonale. Certes cette dernière se voit privée des éléments d'actualité qui sont usuellement sa part. Pourtant Peirce nous indique une telle possibilité, à savoir le jeu de la triade representamen/objet immédiat/interprétant immédiat. Mais considérer l'interprétant immédiat comme un representamen ouvre à la fois à la structure de chaîne de la sémiose que nous appellerons alors "tonale" et à la structure dialogique des quasi-esprits que nous avons par ailleurs largement détaillée (cf. plus haut et Balat 1991b). Cette dernière structure permet de saisir le rapport de chaîne des representamens successifs comme une sorte de dialogue entre ce qu'après Lacan nous appelons le "sujet" et l'"Autre". La réalité de la sémiose tonale, à savoir le fait qu'elle soit ce qu'elle est indépendamment du fait que ce soit tel ou tel qui se la représente — et c'est bien là le sens de ce que nous pouvons entendre par "sémiose tonale" — amène à produire une hypothèse : celle de la réalité de l'Autre. La réalité de la sémiose tonale nous amène à penser que l'Autre doit être considéré comme indépendant des conditions temporelles, spatiales — actuelles en un mot — dans lesquelles il se manifeste, comme indépendant du fait que ce soit, disons, "moi" qui muse. L'Autre dont il est ici question possède une identité — certes vague, au sens peircien du terme — qui assure, fonde la réalité du musement, à savoir que ce dernier serait le même pour tout autrui placé dans des conditions absolument identiques. Il est évident que le sujet et l'Autre ne sont pas encore pleinement distingués en l'absence d'une actualité qui "vectorialise" le processus sémiosique. Pourtant ils sont là potentiellement, prêts à se scinder sous l'effet de l'actualisation d'un representamen. Le sujet muse avec l'Autre.
Nous pouvons ainsi nous représenter l'ensemble du phénomène de sémiose tonale comme le véritable fondement (ground) de toute sémiose — c'est probablement ainsi que Jean Oury entend la "sous-jacence". L'actualisation de la sémiose tonale en une sémiose "typique" (au sens du "type" peircien) n'est autre que ce que l'on appelle après Freud l'investissement d'une représentation (d'un representamen). L'"affect" freudien serait alors l'effet primaire du surgissement d'un type : nous suivons en cela Lacan pour qui "l'affect (…) est conçu comme ce qui d'une symbolisation primordiale conserve ses effets jusque dans la structuration discursive" (1966 : 383). On voit qu'ici s'ouvre ce que nous pourrions appeler le "travail" du système tonal par les "types", travail qui ne nous apparaît dès lors comme rien d'autre qu'une activité essentiellement interprétative. Les "types" constituent dans l'actualité des frayages dans le système potentiel qu'est le tonal.
Le musement est ce par quoi le tonal nous apparaît, il en est son contenu essentiel. Rappelons ici quelques résultats de notre article cité (1990). Les différents systèmes de tons se dessinent en référence aux différents genres de sémioses qu'un représentamen peut engager. La tonalité propre au type est le diatonique, celle propre aux traces, le syntonique, celle des tons, l'homotonique. Les sémioses engagées par des types — et donc faisant apparaître des significations — s'appuient sur et constituent (par des processus habituatifs) les representamens diatoniques. C'est ainsi que les "types" peuvent agir sur l'espace tonal : par l'intermédiaire du diatonique.
Mais on voit aussi quels rapports peuvent exister entre le musement et les types. De même que les pensées latentes sont inférées (par une inférence appelée par Peirce "abductive") du contenu manifeste du rêve, de même le musement — dans la mesure où il n'est pas du domaine du conscient — doit être inféré des idées qui, parce qu'elles s'imposent dans une actualité, en censurent l'accès tout en nous l'ouvrant. Dès lors le contenu du musement va être dépendant de ce qui le nie, en ce qui concerne, du moins, l'accès à la conscience. D'où un deuxième genre de rapports entre types et tons.
Ainsi toute sémiose présuppose un système sémiosique tonal dans et par lequel elle se constitue. Dans la mesure où nous avons considéré le diatonal (ou diatonique suivant l'insistance que nous voudrons mettre sur l'idée de structure ou sur celle de dynamique — en fait les mots ont la même racine grecque "tonos", la tension) comme le seul espace tonal propre à être "travaillé" par les types, c'est dans cet espace-là que nous trouverons la plus essentielle réalité de l'inconscient promu par Lacan, celle d'une structure de sémiose. Mais cet espace diatonal ne saurait être séparé, autrement qu'analytiquement, de l'espace tonal tout entier par quoi il participe sans aucun doute du phénomène de la perception, dans lequel, bien entendu, nous rangeons aussi les perceptions dites "internes" (proprio- et intéroceptives).
Nous avons ainsi fait apparaître un espace dont la particularité est d'être un médium entre le sujet et l'Autre, mais avec lequel chacun des deux aura un rapport immédiat dès lors qu'une actualité viendra les scinder, c'est-à-dire, dès lors que l'Autre pourra bien avoir l'obsistence d'un "autrui". L'immédiateté du représentamen tonal ne l'empêche pas d'être un médium, quant, précisément, il entre dans une sémiose actuelle, devenant ainsi un type. On aura compris que la position du psychanalyste, celle du moins à laquelle il postule, est de jouer auprès du patient le rôle de l'Autre par l'actualisation du musement de l'analysant. La règle du "tout dire", fondatrice de l'acte psychanalytique trouve ainsi sa place essentielle dans la "tragédie" qu'est l'analyse.
Ces quelques réflexions s'ouvrent tout naturellement sur une révision profonde de ce qu'on a coutume d'appeler la "communication". Si l'on admet que la pensée n'atteint le stade usuellement appelé "réflexif", ou symbolique, que par l'actualisation du musement, c'est-à-dire par l'investissement "actuel" de representamens, la prétendue communication ne serait donc que la tentative d'influer sur le musement d'autrui grâce à une connaissance préalable de ses processus associatifs. L'"intention" de communiquer qui se manifeste alors prend la forme d'une anticipation de l'interprétation, c'est-à-dire, dans la mesure où le tonal est concerné, la supposition d'un interprétant "immédiat". On voit en quoi la réalité de l'Autre nous fournit une part de cette connaissance, mais non, bien entendu, la totalité, d'ailleurs parfaitement illusoire dans la mesure où elle est essentiellement potentielle. Le "tout" n'est envisageable que dans le monde possible, mais non dans le monde obsistant ou transuasif. Ainsi que Lacan l'avait bien souligné, il y a un manque dans l'Autre. Si ce dernier me garantit la possibilité d'un accès immédiat au tonal d'autrui, je ne puis être assuré jamais de l'effet de mon discours sur son musement — sauf à considérer que la compréhension fournie par l'habitus collectif sur les effets des signes est la plus authentique réalité à laquelle je puis accéder effectivement.
La "communication", conçue comme l'accord tonal, l'identification partielle de musements, est donc marquée de ce qu'on peut bien, avec Lacan, appeler le "malentendu" et le musement se présente à nous comme marqué du "discours de l'Autre", dans la mesure où cet "interprétant immédiat", un des caractères de l'Autre apparaît comme une hypothèse interprétative, une abduction.
Pour conclure
Afin d'éclairer ce que pourraient avoir d'obscures ces considérations, voici deux cas cliniques, gros d'ailleurs de leur propre obscurité.
Céline arrive ce jour-là, s'allonge et marque ce temps d'hésitation qui lui est propre avant de prendre la parole. Cette vague réticence insistera tout au long de la séance. Peu avant la fin de celle-ci, elle indique avoir un mal au ventre persistant. Puis, comme dans un cri, "j'ai une boule de sang qui explose dans mon ventre". L'idée d'une grossesse extra-utérine s'impose à moi. J'évacue cette idée aussitôt afin de permettre le développement de ce qu'il me fallait sans doute appeler un fantasme. La séance se termine. Au moment du départ, je m'entends dire à Céline : "Avez-vous consulté un médecin ?" "Oui", me répond-elle, "mais en avez-vous un à me conseiller ?" Je lui donne alors l'adresse d'un de mes amis en qui j'ai toute confiance. La suite confirmera le "diagnostic" de grossesse extra-utérine de deux mois.
La question est ici la suivante : comment est-il possible d'entendre ce "cri du corps", sinon par la considération d'une tonalité propre dont l'expression purement symbolique n'est là que comme l'indice d'un malaise corporel vaguement désigné. Car enfin l'oeuf qui est dans la trompe n'est pas cette "boule de sang", l'"explosion" n'avait pas lieu au moment indiqué et, en tout état de cause, ne pouvait être l'explosion d'une boule de sang, mais bel et bien de la trompe elle-même. Pourtant le rôle indiciaire était là, ainsi que le ton propre à désigner l'urgence de la situation (rapidement mortelle). La compétence propre du psychanalyste n'est pas la question, sans quoi cette pratique ne serait que magie. Le musement propre de l'analyste lui laisse la possibilité d'inscrire tout ce dont l'habitude humaine (onto- et phylogénétique — pour parler grossièrement) est porteuse. Le "cri du corps" n'est-il pas une des variétés du musement, avant qu'il soit exprimé ? Ce que Freud appelle l'"attention flottante" n'est autre que, précisément, l'ouverture libre du psychanalyste à son propre musement par laquelle il se refuse à tout contrôle dont l'"activité" ou l'"actualité" viendrait obérer le potentiel tonal. Bien entendu rien n'est ici assuré avant que la réalité sociale ne vienne donner aux effets de l'hypothèse sa plus profonde réalité. Il nous faut renoncer aux certitudes d'être dans le "ton", jusqu'au moment du moins où la "vérification" des conséquences m'en assurera sinon la certitude — ô combien tardive ! — mais du moins la probabilité.
Peut-être pourra-t-on reprocher à ce cas d'être — mais peut-il en être autrement ? — particulier, trop particulier, et plus obscur que ce qu'il prétend éclairer.
Hiératique dans son fauteuil roulant, la partie droite de son corps tordue par une hémiplégie, les yeux grands ouverts, répondant aux sollicitations de l'équipe par de légers battements de paupière, de petits gestes de la main, laissant ses interlocuteurs à leur interprétation, Renaud participe à la réunion de l'équipe de réanimation et de rééducation des comateux dans la phase d'éveil. L'enquête menée, les bribes de renseignements vaguement coordonnées vont permettre toutefois d'aborder son cas en sa présence si peu "responsive". Le protocole mis sur pied consiste à parler du cas en présence du malade lui-même. L'idée sous-jacente est de donner à ce dernier l'occasion d'accorder son musement aux productions verbales (et tonales) qui l'entourent. Nous tentons des incursions dans des domaines hautement investis : l'enfance, la mère, le père, la place réciproque des enfants de la fratrie. Il n'est pas souhaitable de reprendre ici ne fût-ce qu'une partie des considérants qui nous guidaient. La seule obligation que nous nous faisions étant de "parler tonal", Renaud se mêle bientôt à la discussion par ses mouvements des paupières et de la main, éclairant çà et là quelques points obscurs, indiquant aussi une certaine tension lors de quelques échanges.
En soi ce résultat est une petite victoire dans la mesure où il indique un début d'investissement dans ce que nous appellerons un dialogue : le problème pour le comateux paraissant être celui du passage à l'investissement de représentations, comme si le barrage, à l'image d'un "Boulder Dam", impliquait une très haute "différence de potentiel" entre le musement et l'insertion de celui-ci dans l'actualité. L'intérêt que Renaud marquait pour ces representamens qui le concernaient marquait un début d'abaissement de ces différences de niveau, sans doute vers le passage à la parole. La semaine suivante, Renaud, surmontant ses épouvantables handicaps physiques "dictait" en désignant une à une les caractères d'un alphabet une lettre d'amour à l'une des soignantes. Eros pouvait s'affranchir un instant de la garde de Thanatos. Car, bien entendu, des considérations sur les pulsions et leur intrication/ désintrication doivent être envisagées pour faire une théorie de la relation au comateux.
Mais il n'est évidemment pas nécessaire de le faire dans le cadre de cet article.
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